Même les oiseaux se sont tus
l’invitation. Tomasz la lut et promit d’y être, ne fût-ce que par solidarité, puis tenta gauchement d’excuser son impolitesse. Soncollègue le quitta, agacé par l’accueil qu’il avait reçu. Jan, qui avait entendu des bribes de la conversation, s’approcha de son père.
– Je pensais que c’était une bonne nouvelle.
– C’est probablement une bonne nouvelle, Jan. Sûrement, même. Merci.
Tomasz lui caressa une épaule puis se leva et se dirigea vers le salon. Il s’approcha du piano, sur lequel il jeta l’invitation après l’avoir relue. Le major Müller traiterait «de la position de III e Reich et du national socialisme en regard des problèmes soulevés par la science et l’enseignement universitaire». Il pianota ensuite quelques notes sans air, enleva ses lunettes de nouveau, les frotta, les remit pour relire une autre fois l’invitation. Les mots étaient coulants comme des nœuds. Tomasz sentit un martèlement sur ses tempes et s’interdit de penser que ce battement pouvait accompagner un glas.
Zofia, le sourire aux lèvres, regarda partir Tomasz. Il s’était rasé de près et avait enfilé une chemise qu’elle avait blanchie et repassée avec entêtement. Jan, pour sa part, avait ciré ses chaussures à coups de crachats comme il avait vu faire les militaires, et Élisabeth avait pressé son pantalon. Zofia n’avait pas repris le travail de sa fille malgré le pli de la jambe droite, qui tournait dangereusement vers la malléole externe. Tomasz avait le trac. Il avait embrassé Jan avant que celui-ci ne parte pour l’école, lui disant que tout irait bien. Jamais il n’aurait parlé de ses sombres intuitions. Il embrassa Zofia à deux reprises et accepta qu’Élisabeth, privée d’école depuis le début des hostilités, l’accompagne pour une partie du trajet.
Dès que Tomasz eut fermé la porte derrière lui, Zofia s’assit devant son clavier et commença à pianoter un malaise qui lui écrasait le souffle directement sous le plexus solaire. Elle regarda l’heure et se mit à rythmer son
Prélude
sur les pas que Tomasz faisait sur le trottoir, empoussiérant sûrement déjà ses chaussures si bien astiquées par Jan. Elle le devina toujours dans la rue Sainte-Croix mais il devait apercevoir les jardins Planty. Élisabeth rentra et vint s’asseoir derrière elle, comme si elle comprenait le besoin de sa mère d’être à la fois seule et entourée.
Zofia continua à suivre Tomasz en marquant la cadence. Il devait maintenant regarder les vieillards gris assis sur les bancs des Planty. Elle ralentit son rythme, pensant qu’il avait certainement croisé des Cracoviens portant épinglée sur leurs vêtements l’étoile de David. Cette exigence des Allemands les irritait au plus haut point. Il avait dû tourner à droite dans la rue des Dominicains, franchir la place Ludow avant de poursuivre dans la rue des Franciscains, ces autres moines à bure, et de retraverser les Planty à l’autre extrémité.
Zofia cessa de jouer, se frotta les mains qu’elle avait glacées. Elle attaqua une courte sarabande. Puis, sachant que Tomasz était probablement arrivé à l’université, elle abandonna les notes et se croisa les mains, toujours froides, telle une nonne en prière. Elle regrettait amèrement de ne pas avoir retenu Tomasz, d’avoir feint une trop grande confiance devant sa petite bête presque aveugle mais tant aimée. Elle ne se pardonnait pas d’avoir tu ses craintes et sa peur. Elle regarda de nouveau l’heure, se leva et se dirigea vers la porte pour accueillir un élève annoncé par lestrois coups du balai de M me Grabska. Elle l’accueillit avec un sourire en se demandant combien de temps elle pourrait tenir avant de se mettre à trembler.
L’arrivée à l’université fut presque rassurante mais personne n’offrit de vin bien que ce fût l’heure de l’apéritif. Tomasz et ses collègues furent conduits dans le local Josephi-Swiski, qu’ils préféraient appeler le «cinquante-six», numéro affiché au-dessus des portes doubles. La classe cinquante-six était plutôt grande, mais Tomasz fut surpris qu’on ne les eût pas invités dans un des amphithéâtres. Il fut enchanté de serrer les mains du recteur, le professeur Tadeusz Splawinski, de son doyen et de ses collègues. Un officier allemand se tenait à l’avant de la classe, souriant et essayant de faire patienter les invités en s’excusant du retard du conférencier.
Ils s’assirent
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