Même les oiseaux se sont tus
désespérance et la désillusion. Un mois après que la Pologne eut capitulé, Tomasz paniqua, craignant que le prix de sa tête de professeur n’augmente de jour en jour et qu’il ne soit forcé d’abandonner sa famille.
– Tomasz! Où est mon optimiste? On dirait que tu ne raisonnes plus. Tu prophétises le malheur.
– Je ne prophétise rien. Je sais.
Tomasz enlaça sa femme, contournant son ventre qui était de plus en plus encombrant, et l’embrassa sur le front, à la racine des cheveux. Zofia ne savait comment se rassurer elle-même car Tomasz avait presque toujours eu raison. Il avait la certitude que les Allemands pêcheraient les intellectuels polonais d’abord puis tous les autres objecteurs de conscience, à grands coups de filets pour vider le pays. Il lui disait ne voir qu’une logique dans leur stratégie: les Allemands voulaient utiliser son pays comme plaque tournante pour l’Europe. Pire, en faire une pépinière demain-d’œuvre à bas prix. Il avait peur que ses craintes cauchemaresques ne se réalisent. Il avait peur qu’Élisabeth et Jan ne se retrouvent déracinés dans leur propre pays et que Zofia ne puisse épanouir ses mamelles sereinement. Il se reprochait amèrement de ne pas les avoir envoyés au Canada en juin, quand Villeneuve lui avait offert son secours. Il avait poussé son raisonnement jusqu’à dire qu’il voulait voir venir les coups. Pourquoi avait-il attendu la nuit qui avait précédé l’attaque allemande pour revenir sur sa décision? Zofia lui frotta la nuque doucement, lui peignant les cheveux avec ses ongles, voulant se faire rassurante.
– On dit que Cracovie est la seule ville chanceuse de Pologne.
Tomasz essaya de faire la sourde oreille à tout ce qui aurait pu sembler trop réjouissant. Zofia, par contre, probablement parce qu’elle berçait constamment une nouvelle vie, avait adopté un ton encore plus combatif, plus réaliste à son avis, mais plus naïf selon Tomasz.
– Nous sommes presque chanceux, Tomasz. La ville est épargnée parce que les Allemands ont installé leur quartier général au Wawel. Nos enfants ne voient pas de maisons éventrées. Nos enfants ne voient pas d’hommes éventrés non plus.
Tomasz eut envie de croire Zofia, sachant que si elle ne se torturait pas pour l’enfant à naître, il devait lui faire confiance. Zofia vit qu’elle avait réussi, pour quelque temps, à endormir la peur morbide de son mari. D’après elle, cette angoisse était dictée non pas tant par ses craintes de la douleur et de l’absence que par sa connaissance de l’âme humaine, coulée dans les statues et les cénotaphes de l’histoire. Zofia ne comprenaitpas que Tomasz était en proie au remords de ne pas avoir mis les siens à l’abri et de ne pas avoir réussi à empêcher le départ de Jerzy.
Tomasz descendit une bonne partie de ses notes de cours et de ses livres à la cave, fermement décidé à poursuivre l’instruction de ses enfants et même celle de ses étudiants, s’il les retraçait. Le soir où il avait rempli de livres des étagères improvisées, il s’assit sur la terre humide, le sourire aux lèvres. Pour la première fois depuis le mois de septembre, et malgré une horreur existentielle collée au ventre, il faisait des projets. La guerre lui avait bouché la vue sur le présent, mais avait laissé une petite brèche ouverte sur l’avenir.
Tomasz prit de la terre dans ses mains, l’écrasa avec force avant de la laisser couler lentement entre ses doigts. Il fronça les sourcils en pensant au sac de terre que Jerzy avait rempli le soir de son départ. Il s’efforça aussitôt de chasser cette pensée qui se faisait de plus en plus récurrente et douloureuse. Il se permit alors de rêver à ce qu’il fallait faire: créer une université clandestine.
Tournant la tête, il regarda encore une fois les étagères garnies et cligna des yeux sous ses verres épais. C’est ici, si le gouvernement allemand continuait à refuser de rouvrir l’université, qu’il rêvait de revoir ses étudiants. Pendant tout le mois d’octobre, lui et ses collègues avaient multiplié les rencontres afin d’exercer des pressions pour que les portes de la «jagellonienne» soient rouvertes. Les occupants semblaient malheureusement avoir d’autres priorités. Comment leur faire comprendre que la Pologne ne pouvait se permettre de perdre une autre génération? Tomasz savait que cela cadrait parfaitement avec ses théories.
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