Même les oiseaux se sont tus

pense que je comprends un peu mieux ce que tu me décrivais quand tu me parlais du manque de sommeil.
    – Je ne crois pas. Moi, je te parlais de manque de sommeil avec en plus la peur au ventre.
    – Bon Dieu, Élisabeth! Aussitôt que j’essaie de te dire que je te comprends mieux, tu me contredis.
    – Tu ne sais pas la peur, Étienne.
    Élisabeth fut désolée d’avoir chagriné Étienne. Il était si extraordinaire qu’elle avait énormément de difficulté à croire qu’il pouvait l’aimer réellement. Sans même s’en rendre compte, et pour se convaincre de la profondeur de ses sentiments, elle ne cessait d’ajouter des obstacles à sa séduction. Elle l’embrassa en lui demandant pardon et Étienne ne mit que trois secondes à tout oublier.
    – Je sais, Élisabeth, que le moment est mal choisi pour te poser la question, mais est-ce que tu serais capable d’être la femme d’un gars de radio qui ne connaît rien à la musique?
    – Moi?
    Étienne fut surpris par sa réponse. Il jeta un coup d’œil derrière son épaule, tourna sur lui-même et éclata de rire.
    – Évidemment pas. Je parle au professeur de violon.
    Élisabeth fut plus remuée qu’elle ne l’aurait imaginé. Jamais elle n’avait pensé qu’il pouvait l’aimer au point de vouloir l’épouser. Jamais elle n’avait supposé qu’une telle demande pouvait lui faire mal au ventre et à la poitrine. Marek! En une fraction de seconde, elle se demanda si elle serait capable de dormir avec Étienne sans laisser une place dans le lit pour Marek.Jamais elle ne lui avait parlé de Marek et elle pensait tout à coup qu’il était trop tard pour le faire. Pouvait-elle lui raconter son mariage sans qu’il se sente trahi? Elle regarda Étienne et vit de la peur dans ses yeux. Était-il possible qu’il l’aime au point de craindre un refus?
    – Élisabeth! Tu ne vas quand même pas dire non? Tu ne veux quand même pas me faire peur pour que je puisse connaître et la peur et la fatigue?
    – Je ne veux pas dire non, Étienne, mais je ne sais pas comment dire oui.
    Étienne la regarda, étonné puis désolé.
    – Si tu veux réfléchir plus longtemps, je peux attendre. Toute ma vie, s’il le faut.
    Élisabeth lui mit la main sur la bouche. Il ne savait pas ce qu’était la vie, encore moins ce qu’était une vie, n’ayant jamais vu quelqu’un perdre la sienne. Elle l’invita à se consacrer entièrement à son travail pendant qu’elle ferait de même. Dès qu’il pourrait de nouveau dormir des nuits de sept heures et faire des rêves, elle donnerait sa réponse.
    – Je n’ai pas besoin de dormir pour faire des rêves. Élisabeth sentit ses yeux s’humecter et le pria de partir en lui répétant qu’elle l’aimait et qu’elle écouterait sans cesse sa voix pour ne pas être éloignée de lui.
    Elle l’écouta le lendemain soir, 27 avril. Il rentrait d’une expédition en DUKW, sorte de barge motorisée qu’il appelait camion amphibie. Élisabeth sentit de la peur dans sa voix.
    – C’est incroyable, fidèles auditeurs. Le Manitoba ressemble de plus en plus à un archipel perdu. Les évacuations se font tantôt dans le calme, tantôt dans la colère. Le capitaine Ferguson nous a fait part de sesplus vives inquiétudes quant à une possible inondation de Winnipeg.
    Moins de dix jours plus tard, toute la Rouge, gavée d’eau et couverte d’embâcles, sauta par-dessus les digues pour se répandre tout autour. Élisabeth et les Dussault échappèrent à l’évacuation, les eaux s’étant davantage attaquées aux rues de Saint-Boniface Nord. La rue Hamel avait été épargnée ainsi que la rue Provencher, en partie grâce aux travaux de remblayage effectués aux abords du pont menant à Winnipeg. La voix d’Étienne, qu’Élisabeth pouvait maintenant entendre presque vingt-quatre heures par jour, demandait du secours. Tantôt il recherchait quelqu’un, tantôt il demandait une chambre pour une personne en détresse, tantôt il lisait des lettres de sympathie ou des télégrammes.
    Le 6 mai, Élisabeth sut que Saint-Boniface était sous le contrôle de l’armée. Elle eut si peur de voir les camions et les uniformes qu’elle s’empressa d’offrir ses services au Centre de la Croix-Rouge, à l’auditorium de Winnipeg.
    – Vous n’avez pas d’objections, madame Dussault?
    – Mais non, mais non. C’est la meilleure chose que peut faire une jeune femme de ton âge.
    Les ponts étaient presque tous noyés et