Même les oiseaux se sont tus
tous aux pupitres, peut-être un peu trop nombreux pour l’exiguïté de la salle, mais discutèrent davantage de leur joie de réintégrer leur chère institution que du coude à coude. Ils parlèrent et rirent un peu trop fort, comme si le fait d’avoir les genoux coincés sous un pupitre garantissait un rajeunissement instantané. Un deuxième officier entra dans la classe et chuchota quelque chose à l’oreille du premier, qui leur annonça que le conférencier était arrivé à l’université et qu’il ne tarderait pas à se joindre à eux. Le silence à peine installé recommença à se meubler. Une oreille douée du «diapason naturel» aurait pu remarquer que quelques notes de jovialité avaient disparu. Tomasz se tut et, pour se détendre, commença à compter les pupitres et le nombre de professeurs qui avaient voulu souligner l’événement. Il remarqua que les fenêtresdoubles avaient été installées en prévision de l’hiver et il trouva heureux que les Allemands n’eussent pas empêché le personnel de l’université d’effectuer ces travaux. Les Polonais se devaient de préserver leur héritage, surtout cette université, une des aïeules des universités d’Europe, qui accueillait des étudiants depuis près de six cents ans.
Tomasz enleva ses lunettes et s’essuya les yeux et le front. Il transpirait abondamment et se demanda si c’était de chaleur, d’inconfort ou de peur. En remettant ses verres, il aperçut, assis près des fenêtres, un homme dont le visage lui était familier. Il se sentit blêmir lorsqu’il reconnut justement un des employés de l’université. Il se tourna sur son banc et remarqua d’autres personnes n’appartenant pas au corps professoral. Il se leva et se dirigea vers le recteur.
– Excusez-moi, monsieur Tadeusz, mais, à votre connaissance, est-ce qu’on a invité les clercs?
– Non, pourquoi?
– Parce que j’en vois une dizaine ici. Pensez-vous qu’ils sont intéressés à ce point par les problèmes scientifiques et l’enseignement universitaire?
Le recteur ne dit rien mais fronça les sourcils. Tomasz se pencha à son oreille et lui chuchota quelque chose.
– Qu’est-ce que vous dites, monsieur Tomasz?
– Je dis que comme souricière on peut difficilement faire mieux.
Tomasz n’eut pas le temps de savoir ce qu’en pensait le recteur. L’immense porte marron à deux battants, située au centre de la pièce, s’ouvrit. Une clameur de soulagement s’éleva des premiers rangs de la salle pendant qu’un silence de mort envahit les pupitres del’arrière. Tomasz se glissa sur son banc pendant que des soldats armés pénétraient au pas et s’installaient de part et d’autre de la chaire. Ce n’est qu’alors que Tomasz remarqua qu’on avait arraché le cadre de l’aigle polonais qui avait orné le mur. Le clou dénudé aurait dû leur faire comprendre à tous la raison de la rencontre. Il sentit sa tête s’alourdir et son menton tomber sur sa poitrine. Ce mouvement de résignation de Tomasz fut accompagné de plusieurs soupirs d’inconfort, de quelques gémissements de peur et de quelques apostrophes de colère qui fusèrent de toutes parts. Tomasz garda le silence, retournant chez lui en pensée pour réembrasser Zofia, caresser la tête de Jan et sourire de toute sa tendresse à la jeune femme que devenait Élisabeth. Il entendit un cri plus fort que les précédents, un cri en allemand. On lui donnait, à lui et aux cent quatre-vingt-trois autres arnaqués, l’ordre de se lever et de suivre les soldats, qui avaient fait craquer leurs armes et les tenaient en joue comme s’ils avaient été des criminels. Il osa un regard d’encouragement vers ses collègues historiens, sourit timidement au professeur Glemma, et fit un petit signe de reconnaissance à Lepszy. Tomasz reconnut qu’il avait eu bien raison de se méfier, mais ne ressentit aucun plaisir à le savoir. Derrière lui, au sortir de la classe, il entendit son collègue, celui qui, malgré lui, avait servi d’estafette aux Allemands en livrant une invitation au voyage, lui demander pardon.
Pour la première fois, Tomasz fit un effort pour voir plus clairement que ne le lui permettaient ses verres. Il tenta d’imprimer dans sa mémoire les arcades du plafond, les candélabres, les boiseries vernies des portes. On leur donna l’ordre d’arrêter avant dedescendre l’escalier à leur gauche. Il garda la tête penchée, en profitant pour observer les dessins
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