Même les oiseaux se sont tus
Et Jan est parti par amour pour une ville...
– Et ce M. Favreau.
Jerzy avait prononcé ces mots avec tant de dépit qu’Anna comprit que ses fibres d’aîné avaient été très effilochées. Elle continua de le consoler, lui parlant du miracle de leurs retrouvailles.
– Pour si peu de temps...
Jerzy se tut, ralentit de nouveau et alla replacer un épouvantail qui avait tourné sur sa patte fixe. Anna le regarda faire, soupirant. Elle se demandait si Jerzy voyait une ressemblance entre l’épouvantail et lui-même. Il revint en sautillant, arborant ce sourire qui annonçait toujours une blague cynique.
– Tu ne trouves pas que lui et moi nous avons un air de famille?
– Je le savais!
– Que nous avions un air de famille?
– Non, que c’est ce que tu dirais.
– Parce que tu as eu pitié de moi, Anna, en remarquant que nous nous ressemblions vraiment? Que c’est le seul frère qui me reste?
Anna cessa de marcher. Jerzy, parfois, lui hérissait le poil. Elle se sentit vibrer de colère.
– Jerzy Pawulski! Depuis que tu es ici, au Manitoba, je ne réussis que très rarement à retrouver le Polonaissi charmant qui m’a séduite dans le train. Rarement. Parfois j’ai l’impression que tu travailles fort à te blesser, comme si la guerre ne t’en avait pas fait assez. Et puis, si tu veux le savoir, oui, j’ai pensé que tu te trouverais une ressemblance avec l’épouvantail, mais uniquement à cause de sa jambe. Je me dis aussi que notre vie d’aujourd’hui est encore plus belle que celle que nous avions avant notre mariage. Oui, plus belle! Tu as une sœur et un frère bien en vie et tu as un fils. Nous n’en avions pas autant il y a deux ans.
Jerzy ne semblait pas réagir, regardant plutôt sa terre comme s’il avait eu une soudaine attaque de surdité. Il avait sa mauvaise bouche des jours où le chagrin semblait la souder.
– J’en ai assez de tes lamentations! Il y a des mauvaises herbes à arracher. Viens avec moi si tu veux ou va te noyer dans la rivière. Mais cesse de t’apitoyer, Jerzy. Moi, j’ai besoin de rire. Et Stanislas aussi.
Anna se jeta presque à quatre pattes pour arracher non pas tant les mauvaises herbes que la colère qui, tel du gui, l’étouffait. Jerzy disparut pour ne revenir qu’à l’heure du souper, le sourire aux lèvres, au grand bonheur d’Anna.
Jan regardait les derrières des maisons, étonné de découvrir qu’à Montréal aussi il y avait de la pauvreté. Ses souvenirs avaient probablement étouffé ces images. Le train, après avoir enjambé un bras du lac des Deux-Montagnes, s’était glissé depuis l’ouest de l’île à travers des campagnes et des villages. Il était enfin arrivé dans la ville même et il se faufilait derrière les maisons, faisant le moins de bruit possible afin que les enfants dont le landau était presque à deux pas desrails puissent continuer leur sieste matinale. Les cordes à linge étaient pavoisées de vêtements multicolores mais aussi de drapeaux fleurdelisés qui, tous ensemble, flottaient à droite, flottaient à gauche. Jan eut le regard attiré par un pantalon qui, épinglé par la ceinture, lui semblait se déhancher.
Il se tourna en souriant vers Élisabeth qui lui fit un léger signe de tête. Il se leva pour aller entre les deux wagons, sachant que le conducteur avait ouvert la moitié supérieure d’une porte. Il s’appuya les coudes et se sortit la tête. Il voulait sentir Montréal. Il entendit le ding-dong des avertisseurs des passages à niveau et regarda les automobiles et les camions immobilisés derrière les barrières blanches. Il vit aussi un laitier retenir son cheval que la vibration et le bruit des dormants rendaient nerveux. Il sourit. Enterrant le crissement des roues, une fanfare claironnait
Vive la Canadienne
, un air qu’il connaissait pour l’avoir appris en même temps que le
Pot-pourri
. Jan sourit, trouvant extraordinaire ce vrai pot-pourri que lui offrait la ville, enchaînant les vagissements aux cris des aînés, les rires aux éclats d’impatience, les notes aiguës des fanfares en répétition aux sifflements affolés du train.
La locomotive crachait ses vapeurs noires quand on tapota l’épaule de Jan.
– On entre en gare dans trois minutes.
Jan alla rejoindre Élisabeth qui tenait les valises en équilibre dans l’allée. Jan les empoigna toutes les deux et alla les porter là d’où il venait, voulant fuir le regard inquiet d’Élisabeth, voulant
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