Même les oiseaux se sont tus
Étienne le regardait d’un air réprobateur dans le rétroviseur.
– Ne me regarde pas comme ça, Étienne. Je devais partir il y a trois semaines. J’ai jeté un billet dans les eaux de la rivière LaSalle. Je veux vivre à Montréal, Étienne, et travailler avec M. Favreau.
Élisabeth recommença à sangloter. Étienne lui donna son mouchoir et n’ouvrit pas la bouche.
– Tu vas venir rester chez les Dussault. Peut-être qu’ils sauront te convaincre de changer d’idée.
– Non, Élisabeth. Mon idée est faite depuis que nous sommes arrivés au pays. Je vais au
YMCA
.
Jan passa ses deux derniers jours à lire de la documentation sur Montréal, à visiter Winnipeg, à attendre un appel de Jerzy ou d’Élisabeth. Le téléphone ne sonna pas. Le mercredi matin, il tenta de joindre son frère, mais Anna lui répondit que Jerzy était sorti. Elle lui répéta qu’elle l’embrassait et lui souhaita un bon voyage.
– Je ne m’en vais pas en voyage, Anna.
Elle avait raccroché sans entendre sa réponse. Jan décida de se payer le luxe d’un taxi et arriva à la gare bien avant l’heure, pour être certain de ne pas rater son train. Tout en mangeant un sandwich, il relisait la dernière lettre de M. Favreau qui disait l’attendre et lui promettait d’être à la gare.
«Je suis aussi excité à l’idée de ton arrivée que si tu étais mon fils revenant de guerre.»
Jan se gratta la paupière, regrettant profondément que son frère lui ait donné l’impression qu’il venait de tuer les survivants de sa famille. Il regarda l’heure, se leva et paya avant de se diriger vers les quais. Il chercha Élisabeth des yeux et ne la trouva nulle part. Sa défection le démolissait. Les passagers avaient commencé à monter et, le billet entre les lèvres, il suivit la file jusqu’à ce qu’il trouve son wagon. Espérant encore, il se retourna une dernière fois. Ni Élisabeth ni Jerzy n’étaient venus.
Jan entra dans le train et trouva sa place. M. Favreau avait fait toutes les réservations, mais ne lui avait pas dit qu’il roulerait en wagon-lit. Jan s’était préparé à faire tout le voyage assis et à dormir deux nuits la tête ballottante, un oreiller lui glissant dans le dos sur sa banquette de cuir.
Des coups de sifflet se répondirent, le conducteur ferma les portes et le train commença à rouler, donnant d’abord un coup sec qui se répercuta de la locomotive au wagon de queue. Jan regardait le quai d’un air distrait lorsqu’il aperçut Étienne agiter la main, sans sourire. Le cœur en émoi, il se retourna rapidement et lui fit des signes d’au revoir.
– C’est à moi qu’Étienne disait au revoir, Jan.
Sixième temps
1950-1952
50
Jerzy regardait Anna confectionner une couronne de fleurs et réussit à s’en émouvoir. Elle avait décidé que pour fêter la Saint-Jean elle lui redirait son amour et sa joie en lui redemandant sa main. Jerzy ferma les yeux et la revit assise près de son père agonisant. Tout le temps qu’il l’avait contemplée ainsi, il avait cru qu’elle tressait une couronne mortuaire. Mais, cette année, il la voyait faire de grands efforts pour retenir sa tristesse et il lui en savait gré. Il n’aurait pas eu la force de la consoler, s’appuyant davantage sur son sourire à elle. Jamais de sa vie il n’avait éprouvé un aussi grand sentiment d’abandon. Il se leva pour aller à l’extérieur et Anna confia Stanislas à sa mère pour suivre son mari.
– Tu marches trop vite, Jerzy.
Il ralentit en ricanant. Fallait-il qu’il fût désespéré pour avoir encore la force d’avancer! Anna le rejoignit et lui prit la main. Depuis deux jours que Jan et Élisabeth avaient quitté le Manitoba, Jerzy n’avait pu trouver le sommeil, certain d’être responsable de ce qu’il qualifiait de désertion. Anna eut beau lui dire et redire la différence qu’il y avait entre lui, son frère et sa sœur, il demeurait sourd à ses raisonnements.
– J’ai certainement fait quelque chose, Anna. On ne brise pas une famille pour un rêve.
– Jerzy... Quand tu es parti de Cracovie en 39, as-tu pensé que tu brisais ta famille? Non, et pourtant tu partais à la conquête d’un rêve, toi aussi.
Jerzy cessa de marcher, se revit dans la cour de Cracovie à creuser pour emporter un peu de terre en souvenir, porte-bonheur ou fétiche, il ne le savait plus. Il n’avait jamais voulu blesser son père.
– Je partais par amour pour mon pays, Anna.
–
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