Même les oiseaux se sont tus
il regarderait cette étoile comme un mage. Il la suivrait durant toute cette longue nuit, qu’elle fût diurne ou nocturne, en se rappelant qu’au terme de sa route il y aurait un nouvel enfant qui l’attendrait.
– J’ai entendu dire qu’on nous conduisait à Wroclaw.
– Pourquoi pas...?
Tomasz, comme la majorité de ses collègues, attendit de nouveau que les ronds-de-cuir veuillent biens’occuper d’eux. Cette nouvelle station de leur calvaire était si intolérable qu’il se demanda s’il était préférable d’être précipité dans les limbes ou de savoir qu’ils étaient réellement dans l’antichambre de l’enfer.
Un autre matin frappa aux murs de la prison, escorté de soldats aux bottes ferrées qui recommencèrent le même manège: camion, gare, train.
Le train roula si longtemps que Tomasz se demanda s’il était toujours en Pologne. La seule distraction réconfortante qu’il trouva fut de regarder le pli de son pantalon mal pressé. Le train s’immobilisa enfin et Tomasz entendit des cris et des ordres. On ouvrit sans délicatesse la lourde porte du wagon. Les hommes descendirent, affamés et assoiffés. Derrière sa petite étoile, Tomasz lut: Saschenhausen. On venait de les précipiter dans le nid de l’aigle allemand.
8
Zofia n’avait pas encore consolé ses enfants ni son cœur que le calendrier lui annonçait qu’elle devait affronter l’année 1940. Elle essaya d’entrer en elle-même le plus possible pour parler à ce morceau de vie que lui avait confié Tomasz. Elle avait vainement tenté d’obtenir des renseignements au Wawel, siège du gouvernement général de l’occupant, qui avait élu Cracovie pour capitale. Par le réseau clandestin, elle n’avait rien appris sinon que son mari pouvait aussi bien être mort que prisonnier à Saschenhausen, Dachau ou ailleurs. Les nouvelles qu’elle avait obtenues par des bouches apeurées n’étaient jamais bonnes.
Voulant conserver l’espoir que son bébé aurait un père et plus d’un frère, elle avait cessé, le 6 novembre, de jouer toute pièce musicale pouvant évoquer un Requiem. Elle refusait obstinément que des oreilles non encore nées eussent peur. Le premier de l’an, les voisins passèrent quelques heures chez elle pour remplir la solitude dans laquelle le départ de Tomasz avait précipité la famille. Ils arrivèrent, qui avec de l’eau, qui avec des fruits plus que précieux, qui avec un bout de saucisson. Tous les riens étalés sur la table illuminée aux bougies créèrent une illusion de paix et d’abondance. Même les enfants demeurèrent calmes.
Zofia, après un repas arrosé de beaucoup d’eau pour tromper l’appétit, s’installa au piano. Elle jeta un regard entendu à Élisabeth et Jan, les suppliant silencieusement de venir égayer cette musique d’une joie qu’elle ne ressentait absolument pas. Élisabeth lui sourit avant de sortir non pas son violon mais celui de Jerzy. Jan, lui, voulant désespérément qu’on le prenne au sérieux depuis qu’il assumait toutes les responsabilités de l’homme de la maison, appuya le violoncelle de son père contre le mur dans un coin de la pièce avant d’aller chercher son propre instrument. Les Pawulscy, inspirés par la magie que pouvait encore faire éclore leur chagrin, jouèrent avec une émotion que seules les fenêtres de la maison empêchèrent d’aller toucher toute la ville de Cracovie. Les voisins se recueillirent pour entendre les cordes frémir sous les archets. Suscitant l’attendrissement de tous, Zofia se tenait fièrement devant le piano, les bras étendus, empêchée par son ventre de s’approcher du clavier. Ils jouèrent des cantiques religieux que les locataires de la maison entière chantonnèrent d’abord avant de les laisser s’échapper de leurs poitrines enfin libérées pour quelques instants de la peur qui les opprimait. Ils se quittèrent finalement lorsque le clairon de Notre-Dame annonça la deuxième heure de la première nuit de la nouvelle année et sans qu’aucune bouche n’eût offert de vœux. Tous les voisins avaient tant de souhaits à formuler qu’aucun n’osait le faire, de crainte de donner l’impression de commettre un sacrilège. Comment dire «Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté» quand la terre tremblait à l’arrivée des bombes, quand tous les Pawulscy de Pologne pleuraient maris et fils, quand les hommes ne cessaient d’enterrer leurs semblables? Commentdire
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