Même les oiseaux se sont tus
une petite chose rose emmitouflée dans un lainage blanc reposant au creux de ses bras.
– Devinez.
Élisabeth répondit «une fille» au moment où Jan disait «un garçon».
– Un garçon. Malheureusement.
Jan cessa de sourire et fronça les sourcils. Malheureusement? Pourquoi malheureusement? pensa-t-il. Sa mère était-elle triste d’avoir trois garçons?
Jan s’éloigna et s’assit sur son lit, le cœur beaucoup trop gros pour une poitrine encore petite, et il éclata en sanglots. Sa mère l’entendit et, malgré son épuisement, le fit venir près d’elle. Jan s’approcha en hoquetant, déjà pénitent d’être un garçon. Zofia tenta de trouverla cause de ce violent chagrin mais Jan tut sa torturante révélation.
La présence d’Adam changea complètement Zofia. Elle passait ses journées à surveiller le sommeil du bébé, qu’elle berçait de piano joué en sourdine pour ne pas semer de crainte dans ses oreilles nouvellement nées. Elle changea le répertoire de ses élèves, abandonnant les pièces exigeant trop de forte au profit de berceuses, de ballades et de nocturnes. Maintenant qu’elle était délestée du poids du bébé, c’est l’absence de son mari et de son fils qui, jour après jour, l’alourdissait davantage. Sa vie baignait dans l’irréel. Elle souffrait tellement que même son lait lui semblait se cailler. Pour les enfants, par contre, elle préférait le mensonge à la vérité. Jamais, espérait-elle, ils ne la sauraient malheureuse.
9
Jerzy regarda M me Saska prendre le bas de son tablier et essuyer ses mains pleines de sang. Elle avait tranché le cou d’une poule que Jerzy avait regardée tournailler dans la cour, la tête à moitié arrachée, avant qu’elle ne s’écrase, morte. M me Saska l’avait alors prise par une patte et posée sur la table pour lui couper la tête. Jerzy ne broncha pas, partagé entre son plaisir de voir que M me Saska avait pensé, pour souligner ses dix-huit ans, lui offrir ce festin et son inconfort de savoir Karol enterré derrière la grange.
M me Saska demanda à Jerzy de déplumer l’oiseau pendant qu’elle-même allait piger une pomme de terre et un chou dans ses réserves secrètes. Jerzy commença à arracher les plumes, d’abord aux ailes, puis au dos et aux cuisses. Ses gestes étaient précis et mécaniques, laissant tout le loisir à sa pensée de vagabonder.
Il repensa à son départ de Cracovie. Il avait la certitude d’être la grande déception de son père. Décollant une petite plume coincée sur son sourcil, il se revit, gonflé d’orgueil, marcher derrière les troupes qui avaient quitté Cracovie pour aller contrer l’attaque allemande sur le front ouest. Il marchait d’un pas qui ne connaissait aucune faiblesse aux côtés de Karol, son meilleur ami. Ils n’avaient cessé de parler de tous lesactes de bravoure qu’ils feraient, n’ayant tous les deux qu’une seule ambition: devenir des héros de guerre dont on parlerait dans les livres d’histoire. Jerzy savait que son père serait alors très fier de l’avoir engendré. Le commandement militaire leur avait demandé de rentrer, ne pouvant ni les armer ni les nourrir, comme le lui avait prédit son père le soir de son départ. À l’instar de milliers d’autres civils, Jerzy et Karol ne reculèrent pas d’un centimètre, certains qu’ils prendraient les fusils et les casques de soldats tués et qu’on leur permettrait dès lors de se sustenter à la cantine.
Jerzy éternua, ayant respiré une plumule. Il renifla et continua son travail. Ils avaient marché pendant près d’une semaine, se nourrissant de légumes qui auraient pourri dans les champs s’ils ne les avaient mangés. Le soir, ils essayaient de s’approcher des militaires pour se donner l’impression qu’ils faisaient vraiment partie de ce groupe d’hommes prêts à se sacrifier pour le pays.
Ils avaient donc marché pendant près d’une semaine quand, un matin, ils tombèrent en enfer. Les tirs allemands arrivaient de partout. Tous deux s’étaient jetés par terre en hurlant de panique. Jamais ils n’avaient entendu autant de cris de douleur, d’appels au secours et de jurons de peur, sous un feu qui se nourrissait à même les corps des victimes.
Jerzy pinça la bouche. Il avait encore honte de ce qu’ils avaient fait. Ils avaient été couards. Deux véritables poltrons qui s’étaient enfuis en se tenant la main comme des enfants de maternelle, laissant
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