Même les oiseaux se sont tus
Tomasz, qui n’avait pas encore proféré un seul mot, eut la certitude qu’il vomirait tout ce qu’il ingurgiterait ou, pire, qu’il mourrait d’un éclatement de l’estomac comme une vache gourmande au printemps. Jan et Élisabeth entrèrent, Élisabeth portant Adam. Elle le coucha près de son père. Tomasz, larmoyant, caressa la tête blonde de l’enfant qui l’avait aidé à survivre et lui baisa le front en signe de reconnaissance, avant de faire comprendre à Élisabeth de le reprendre. Élisabeth sortit de la chambre aussi discrètement qu’elle y était entrée. Tomasz prit la fourchette, la fit tourner dans ses mains, déshabitué d’en utiliser une, et piqua dans un morceau de carotte. Jan le regarda faire avant de quitter la chambre pour aller jeter un coup d’œil dans les casseroles afin de voir s’il restait assez de nourriture pour faire taire les grondements de son estomac.
Tomasz, sous le regard incrédule de Zofia et des enfants qui étaient revenus, commença à manger, d’abord très lentement, puis de plus en plus rapidement. Zofia alla remplir l’assiette et Jan tendit le cou en direction de la cuisine. Cette fois, il s’attrista, mais ne dit pas un mot. Son père mangeait encore, et encore, et encore. Élisabeth, elle, se demandait si les Allemands lui avaient coupé la langue. Le père Villeneuve lui avait raconté que les Indiens du Canada avaient coupéla langue de certains missionnaires. Elle frissonna, n’ayant qu’une hâte: entendre la voix de son père.
Finalement, ni Zofia, ni Élisabeth, ni Jan ne goûtèrent au festin. Jan s’endormit sur un estomac maintenant plus que vide, en retenant ses larmes, honteux de ses pensées. Il avait tellement faim et son père qui était maigre comme un clou avait mangé comme un ogre avant de tomber inerte sur le lit, la peau tendue, l’oreille à l’écoute d’une berceuse que Zofia jouait en sourdine pour essayer de le faire parler, leur avait-elle dit.
Alors que la ville chuchotait sa douleur et que la lune faisait mal à voir tant son quartier était rogné, Jan fut éveillé par un hurlement. Il se précipita à l’extérieur de sa chambre et se heurta à Élisabeth qui avait l’air aussi affolée que lui. Leur père, leur père qui avait ensemencé le potager avec eux chez les Porowscy, leur père qui avait tout fait pour que rouvre l’université, leur père hurlait comme un condamné, éveillant et effrayant Adam. Apeurés, ils le regardèrent inonder de larmes la poitrine déjà humectée de lait de leur mère. Leurs parents pleuraient, elle en le berçant frénétiquement, lui en hurlant de peur devant des fantômes que personne ne voyait. Élisabeth partit réconforter Adam et revint vers Jan, le corps et le cœur en émoi, voulant accueillir la tête de son frère exactement comme le faisait sa mère, mais Jan se détacha et courut se réfugier dans sa chambre. Son père n’était pas un héros. Pas cette nuit. Élisabeth battit en retraite elle aussi et, emmenant Adam qui sanglotait toujours, alla rejoindre Jan.
Ils ne virent pas leur père régurgiter tout le festin dont ils avaient été privés, mais ils l’entendirent. Jan, à son tour, commença à pleurer. Élisabeth pensa que c’était par gourmandise. Et elle espérait qu’Adam,finalement endormi, ne s’éveillerait pas. Quant à elle, elle était certaine qu’elle s’éveillerait le lendemain et que cet homme qui n’habitait que partiellement les vêtements et la place de son père serait retourné d’où il était venu.
11
Jerzy fut éveillé par le froid qui avait pénétré au cœur même de sa paillasse. Il ouvrit les yeux et se souvint que M me Saska était, la veille, partie au village aider une de ses sœurs. Il sortit de sous sa couverture, enfila son pantalon en grelottant et en sautillant, se soulagea dans le contenant métallique mis à sa disposition «uniquement parce que c’est l’hiver» et se pencha pour enfiler ses chaussures qui ne ressemblaient en rien à ce qu’elles avaient été à Cracovie. Il allait se diriger vers la cuisine lorsque quelqu’un martela la porte. Il se dit que ce devait être M me Saska qui avait probablement changé d’idée et, avait décidé de rentrer tôt du village. Il craignit qu’elle ne fût gelée et se hâtait vers la porte lorsqu’une voix d’homme lui ordonna, en russe, d’ouvrir. Il n’eut même pas le temps d’obtempérer: la porte s’ouvrit et il se retrouva devant cinq
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