Même les oiseaux se sont tus
contente de toi. Tu fais des progrès immenses et ton Bach était bien exécuté.
Zofia prit les deux carottes et remercia son élève. Cette leçon lui avait rapporté deux grosses carottes, longues et fermes. Adam s’éveilla au moment où elle les faisait cuire en attendant l’arrivée de Jan et d’Élisabeth. Ils seraient ravis de voir des pommes de terre, des carottes et un petit morceau de volaille sauté avec un oignon. Les cours de piano aujourd’hui avaient payé plus qu’à l’accoutumée.
Jan arriva le premier et chercha sa sœur. Il fit le tour de l’appartement et revint vers sa mère, bredouille.
– Élisabeth n’est pas rentrée?
Zofia regarda l’heure et sentit la crainte lui rétrécir la poitrine. Élisabeth n’était pas encore rentrée. Pourquoi n’avait-elle pas remarqué son absence? Sa fille avait déjà plus de deux heures de retard. Depuis le mois d’octobre, depuis qu’Élisabeth suivait ses cours clandestins, variant son horaire tous les jours, promenant son matériel de maison en maison, de quartier en quartier, Zofia ne savait jamais où elle pouvait être, Élisabeth se faisant un devoir de le lui cacher pour protéger toute sa famille. Zofia sentit sa gorge devenir si sèche qu’elle eut du mal à déglutir. Elle allait s’affoler lorsqu’elle entendit la porte s’ouvrir.
– Maman! Ça sent bon depuis le hall. Tu devrais faire attention. Tout le voisinage va vouloir t’embaucher comme cuisinière. Depuis que j’ai mis le pied sur la première marche, je prie pour que les odeurs proviennent d’ici.
Élisabeth entra dans la cuisine et vit la pâleur de sa mère.
– Qu’est-ce qu’il y a, maman?
– Il y a que tu as plus de deux heures de retard.
– Mais non. Je t’avais dit que j’irais travailler chez Térésa.
Du coup, Zofia se détendit. Elle s’en voulut d’avoir oublié, se jurant à elle-même et promettant à Jan de toujours bien mémoriser ses messages.
Jan et sa sœur ne cessèrent de se mettre le nez dans les casseroles, les papilles frétillantes. Zofia riait de leur plaisir tout en jetant un regard aimant sur Adam qui dormait profondément malgré le bruit et l’excitation. Elle prit trois assiettes et commença à répartir presque équitablement – son assiette à elle s’emplissait moins vite – le contenu du poêlon et des casseroles.
Le bruit d’une suite de coups dans le plafond du dessous emplit tout l’appartement. Élisabeth regarda sa mère, souleva Adam dans ses bras et s’enfuit dans sa chambre, suivie de Jan qui ferma la porte derrière lui. Adam ne s’éveilla même pas. Zofia resta dans la cuisine, un couteau à la main, prête à défendre ses enfants et son domaine. Les coups cessèrent. Un bruit venant de l’avant de l’appartement lui paralysa le bras. Jan et Élisabeth tendirent l’oreille. Terrorisée, Élisabeth regarda Adam, qui sursautait légèrement dans ses bras secoués d’effroi.
Zofia sortit de la cuisine et marcha dans le couloir à tâtons, tenant toujours son couteau. Elle entendit un bruit mat, comme si une poche de farine venait de tomber sur le sol. Elle sursauta et s’empressa d’allumer. Elle aperçut le corps d’un homme affalé devant elle et poussa un cri.
– Tomasz!
Elle répéta le nom au moins dix fois, lui donnant toutes les significations possibles. Tomasz, pour la joie; Tomasz, pour l’horreur devant son corps émacié; Tomasz, pour la douleur qu’elle éprouvait devant ses blessures; Tomasz, pour le soulagement de le voir vivant et de retour; Tomasz, pour l’instinct maternel qui lui gonflait les seins à la vue de sa pauvre tête dodelinant derrière des lunettes dont le verre gauche était étoilé. Elle n’entendit pas venir Jan et Élisabeth, attirés par ses cris. Ils regardaient cet homme aux yeux éteints, au corps décharné. Après trois mois à peine, la guerre leur rendait l’ombre du père si fier qui était parti pour l’université, la chemise repassée, les chaussures cirées et le pantalon bien pressé.
Zofia prit Tomasz par les aisselles et demanda à Jan et à Élisabeth de prendre chacun une jambe. Élisabeth alla poser Adam dans son lit et revint en toute hâte. Tous les trois, ils tramèrent Tomasz plus qu’ils ne le transportèrent. Arrivée dans sa chambre, Zofia les pria de sortir pendant qu’elle le lavait et le pansait. Ensuite, suivie d’Élisabeth, elle se dirigea vers la cuisine d’où elle revint avec une assiette remplie.
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