Même les oiseaux se sont tus
soldats armés, qui firent rapidement le tour de la chaumière.
– Saski?
Jerzy repensa à sa lâcheté et à sa fuite, à la fragilité et à la générosité de M me Saska, et décida de rendre tout ce qu’elle lui avait donné.
– Oui.
– Ton prénom?
– Jerzy.
Le militaire chercha d’une main sale dans ses listes et ne trouva aucun Jerzy Saski. Il ne s’en étonna pas, haussa les épaules, mouilla de sa langue pointue la mine de son crayon.
– Tu es seul?
– Oui.
– Tu as vingt minutes pour préparer tes bagages. Par ordre du gouvernement, tu dois être relocalisé.
Les soldats s’éloignèrent et Jerzy était si ébranlé – c’était son premier contact avec un conquérant – qu’il ne bougea pas. Il finit par se ressaisir, remercia le ciel d’avoir expédié M me Saska au village, mit tout ce qu’il put de vêtements dans une valise cabossée, revint à la cuisine pensant y prendre de la nourriture, hésita et laissa tout sauf un pain qu’il enfouit dans ses poches. Il enfila des couvre-chaussures, le manteau reçu cinq jours auparavant, et un chapska légèrement mité qui avait appartenu à un des frères de M me Saska.
Jerzy se regarda, si étonné de son attifement qu’il eut, pendant quelques instants, l’impression d’être un personnage de Gorki. Un bruit de moteur le ramena à la réalité et il sortit, referma la porte derrière lui et espéra que M me Saska ne tarderait pas à rentrer pour nourrir les animaux. On lui cria de se hâter et il courut jusqu’à la boîte du camion, y lança sa valise et monta rapidement, un soldat devenant un peu trop insistant avec la crosse de son fusil.
Des hommes, des femmes et des enfants avaient déjà été ramassés. Les enfants pleuraient, les femmes les consolaient ou questionnaient sans arrêt les hommes qui, pour la plupart, se contentaient d’émettre des jurons.
– Eh! choléra!
– Sang de chien!
Jerzy les supplia du regard de ne pas mentionner M me Saska. Ils se turent tous. Le camion, écrasant pierraille, glace et neige, passa derrière le bâtiment et Jerzy, pensant à Karol, cligna des yeux en guise d’au revoir.
Ils furent conduits non pas à la gare mais dans une cour de triage. Un chaos indescriptible attendait Jerzy. Il n’avait rien vu de tel, même les jours de folie au Grand Marché de Cracovie. Il y avait ici cette même foule bigarrée mais il y avait surtout l’angoisse. Jerzy n’avait jamais eu si peur, sauf le jour de sa fuite avec Karol. Les voix étaient criardes, posant toutes les mêmes questions: «Où allons-nous?» et «Pourquoi nous?».
Des militaires les firent dégager une voie et une locomotive tirant des wagons de fret glissa devant eux. Jerzy ne broncha pas, attendant qu’elle reparte. Sous son regard étonné, les portes furent ouvertes et les soldats ordonnèrent aux gens de monter. Jerzy s’affola, regardant à gauche et à droite, refusant de croire qu’on pouvait traiter les humains comme du bétail. Il tut ses réflexions, entraîné dans une bousculade. Une petite fille tomba devant lui et il faillit lui écraser une main. Il se pencha et la prit dans ses bras pour la rendre à sa mère affolée qui ne cessa de le remercier.
Jerzy entra, fit des yeux le tour du wagon et ne vit aucun contenant d’eau, aucun cabinet d’aisances. Seul un poêle à charbon en fer corrodé avait été placé au centre, relié à la toiture par un tuyau percé par la rouille. Il installa son bagage le plus près possible de la porte pour pouvoir se sauver le cas échéant. Ils étaient si nombreux dans le wagon qu’il se demanda commentils respireraient, mangeraient et même soulageraient leurs besoins.
On ferma les portes et Jerzy, les yeux dans le vide, attendit que le train s’ébranle pour une destination que personne ne leur avait indiquée. Les minutes puis les heures passèrent. Jerzy, malgré le froid extérieur, avait enlevé son manteau, se contentant de le garder sur ses épaules, et avait remonté le rabat et la visière de son chapska. Les gens commencèrent à s’impatienter et à réclamer de l’eau et de la nourriture. Un des hommes, plus gueulard que les autres, se leva, marcha péniblement jusqu’à la porte et frappa en appelant. Il cessa son martèlement quand un garde vint le trouver.
– Nous voulons de la nourriture et de l’eau.
– Tu veux de l’eau?
– Ouais, je veux de l’eau.
Jerzy, qui observait le soldat par le jour entre deux planches, le vit
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