Même les oiseaux se sont tus
polonaise: une immense nostalgie de ce qui aurait pu être si... Zofia continua l’énumération des doléances de Tomasz, écrasant occasionnellement un embryon de larme dans le coin de ses yeux maintenant bleu et rose.
– Il se torture parce qu’il n’a pas pu empêcher Jerzy de partir. Il s’en veut même de l’avoir obligé à étudier alors que Jerzy aurait préféré être cultivateur.
– Jerzy me l’a déjà dit, c’est vrai.
– Nous le savions mais nous voulions qu’il ait un diplôme pour avoir plus de choix. Ce n’est pas facile d’accepter que nos enfants suivent d’autres chemins que ceux que nous leur avions tracés. Tomasz se désole aussi de ne pas avoir accepté l’offre de son ami Villeneuve qui nous avait proposé, en juin 39, de quitter la Pologne et d’aller au Canada. Tomasz dit qu’il sera toujours responsable de la mort de sa famille. Il est furieux contre lui-même de ne pas lui avoir écritassez tôt pour qu’il puisse à tout le moins lui envoyer les enfants.
– Mais vous êtes vivants!
– Il vous répondrait que nous le sommes «peutêtre» ou que nous le sommes «pour combien de temps?»...
Zofia y alla franchement d’un coup de mouchoir et s’excusa pour aller coucher Adam que sa complainte avait endormi. Porowski la suivit des yeux avant de s’accrocher le regard quelque part dans le vague.
Tomasz enfouissait dans son coin de cave ces pommes de terre, ces choux et ces oignons que M. Porowski et Jerzy avaient plantés au mois de juin. Maintenant qu’il avait retrouvé la voix, Tomasz ne cessait de parler de Saschenhausen, de ce qu’il y avait vu de souffrance et de terreur. De générosité aussi. Le paradoxe des camps de prisonniers. Les trois mois qu’il y avait vécus lui avaient entrouvert le rideau de l’enfer de la bêtise et du paradis de la bonté. Porowski l’écoutait attentivement, même si Tomasz avait déjà commencé à répéter sa litanie de souvenirs douloureux. Porowski avait remarqué que les hommes ne se lassaient jamais d’entendre parler d’horreurs. Il s’était déjà demandé si c’était parce que l’homme était un voyeur de souffrances ou si ce n’était pas plutôt parce qu’il aimait se réconforter dans une relative sécurité. Tout à coup, sa maison et ses terres faisaient écran contre le mal, même si la guerre ne cessait de frapper à la porte jour et nuit. Tomasz, qui s’était accroupi pour mieux placer quelques tubercules, s’arrêta et hocha la tête.
– Je suis absolument incapable de cesser de penser à Jerzy. Zofia est plus courageuse que moi. Je me disque c’est parce qu’elle ne sait pas... S’il était vivant, nous aurions eu des nouvelles.
– S’il était mort, vous en auriez aussi, non?
Tomasz se tut pendant de longues minutes. Porowski vit ses paupières se gonfler encore davantage derrière ses verres épais. Tomasz soupira profondément à deux reprises. La première fois pour contrôler sa peine. La seconde pour trouver de l’énergie.
– Pour me rassurer, je me dis qu’il doit être prisonnier quelque part. Croyez-moi, monsieur Jacek, il est trop jeune pour perdre le goût de vivre. Trop jeune. Le camp rogne tout: le corps, le cœur et l’intelligence. Il faut avoir beaucoup de bonnes raisons pour affronter les journées. Pour ne pas abandonner. Jerzy est si jeune. Il n’a que nous. Pas de femme, pas d’enfant, pas de travail. Que nous. Il lui faut une force de caractère très grande pour... J’en ai trop vu qui...
Tomasz vida le dernier sac, qui contenait des oignons. Il les palpa doucement.
– Il faut qu’il s’accroche à sa famille. Qu’il soit certain que nous l’attendons. J’espère qu’il sait que la rancune n’a pas sa place chez les Pawulscy. Ni chez le père ni chez le fils.
Tomasz soupira et changea de sujet, racontant à nouveau les horreurs. Les tortures. La faim. La mort de plusieurs de ses collègues qui n’avaient pu survivre aux privations. M. Porowski l’écoutait encore, les murmures de Tomasz ressemblant à des oraisons funèbres.
Toute la famille, enfants et adultes, était attablée, se régalant de ce que M. Porowski avait apporté. Zofia avait doublé les portions et était à la fois ravie et déçuede voir que Tomasz et Jan auraient pu en reprendre autant. Personne ne fut dupe du prétendu manque d’appétit de M. Porowski.
– C’est quand même étonnant de savoir la France aux mains des Allemands. Elle serait sous tutelle depuis
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