Même les oiseaux se sont tus
qu’il ne fallait jamais se retourner mais toujours regarder en avant. Depuis qu’il est rentré de ce maudit camp...
– Jan!
– ... de ce maudit camp, il ne regarde même plus en avant. Il regarde toujours en arrière. Mon vrai père aimait jouer du violoncelle. Depuis qu’il est revenu de ce maudit camp, il n’y a même pas touché. Il ne nous a même pas rappelé de faire nos exercices de violon. Ce n’est pas mon vrai père. Mon vrai père nous aurait demandé d’être des pigeons voyageurs et mon vrai père n’aurait jamais accepté de travailler pour les Allemands.
Tomasz fut tenté de frapper à la porte mais il retint son geste. Il lui fallait attendre un peu, le temps de digérer toute la douleur des enfants. Il décida de coller le premier sparadrap. Il rejoignit Zofia et M. Porowski dans la cuisine.
– Est-ce qu’Adam a pris son dernier boire?
– Oui, il ne s’éveillera que demain matin.
Tomasz demanda à M. Porowski s’il accepterait de se joindre à eux en jouant sur le violon de Jerzy. Porowski acquiesça pendant que Zofia, une main sur la bouche, retenait son émotion devant ce petit miracle. Tomasz se dirigea vers le salon, soupira avant de prendre son violoncelle. Zofia donna le
la
au piano et ils accordèrent leurs instruments. Elle sortit son violon, dont elle adorait jouer mais ne le faisait qu’occasionnellement, le piano demeurant son instrument préféré. Ils jouèrent en trio pendant près d’un quart d’heure avant que Jan et Élisabeth ne daignent s’approcher.Élisabeth fut la première à s’asseoir et à poser la joue sur sa mentonnière. Jan, lui, attendit un peu que son menton cesse de vibrer d’émotion avant de se joindre au quatuor.
13
Tomasz jura d’impatience. Il venait encore d’écraser la pointe de son crayon, faisant voler la mine. Le travail qu’on lui avait confié était si dégradant, si humiliant, qu’il en perdait son savoir. Il se leva et fit le tour de son cagibi pour se calmer avant de se rasseoir. Rare professeur rescapé de Saschenhausen, on lui avait parlé d’un ton offensant comme s’il avait été coupable d’être rentré, affront suprêmement contrariant pour l’efficacité prussienne.
Tomasz affûta son crayon et se remit à la tâche. Pour faire vivre sa famille, il avait été forcé d’accepter de réécrire «l’histoire de la Pologne et de ses longues et excellentes relations avec l’Allemagne depuis la Première Guerre mondiale».
Depuis qu’il devait, sur une base quotidienne, côtoyer les Allemands au Wawel, Tomasz avait adopté un comportement calqué sur celui des prisonniers qu’il avait connus. Il avait pris une nouvelle démarche, avançant toujours à pas feutrés, la tête penchée vers la gauche, du côté de son verre fêlé, ne regardant jamais personne dans les yeux. Il avait aussi commencé à susurrer toutes ses phrases plutôt que de risquer des éclats. Bref, il s’était transformé en «petit Polonais», ressemblant le plus possible à l’image méprisante que s’en faisaient les Allemands. Disparaître pour mieuxvoir et entendre. Jouant un personnage on ne peut plus insignifiant, il gardait les oreilles grandes ouvertes. C’est ainsi qu’il apprit l’imminence du bombardement de Londres et qu’il put, le soir même, tenter de faire parvenir les renseignements aux Anglais.
Le 5 septembre 1940, marchant le long des murs du couloir qui menait à son cagibi, il apprit que Londres avait été attaquée la veille. Profondément frustré, il s’empêcha de réagir et continua à se traîner les pieds.
– Londres a été bombardée.
Tomasz avait abandonné ses allures de minable et était redevenu le bon vieux myope dont le cerveau courait allégrement derrière les lunettes. Jan grimaça de déception. Après maintes discussions avec Zofia, Tomasz avait accepté de parler du réseau de renseignements avec les enfants. Il en parlait toujours comme s’il en connaissait l’existence mais jamais il n’avoua en faire partie. Il avait pensé qu’il n’était que raisonnable qu’Élisabeth, qui risquait sa vie tous les jours pour parfaire son instruction dans la clandestinité, sache que ses parents faisaient eux aussi leur effort de résistance.
– Pourquoi est-ce que tu n’as pas averti les Anglais, papa?
– On m’a dit que quelqu’un avait tenté de le faire. Je ne peux quand même pas téléphoner du quartier général pour savoir s’ils ont reçu les lettres venant des
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