Même les oiseaux se sont tus
avait donné un coup de coude et Jerzy s’était éveillé en sursaut. Après quarante-huit heures d’attente, ils avaient finalement réussi à monter dans un train – identique à celui qui les avait emmenés – qui les avait conduits à travers l’ennuyante forêt. Ils avaient dû alimenter le poêle sans interruption même si on n’était qu’en septembre. Wladek et lui-même avaient demandé d’aller à Ufa, une ville du sud-est dela Russie. Ils avaient trouvé plus prudent de sortir de la forêt, en cas de rupture des ententes.
La première grande ville qu’ils avaient rencontrée avait été Wolodga. C’est là que Jerzy avait fait la rencontre d’autres Polonais libérés des prisons et des camps de concentration. Le choc avait été si grand qu’il n’avait pu manger pendant deux jours. Les ex-prisonniers avaient l’air de véritables zombis avec leur teint gris, leur corps décharné, leurs dents pourries ou arrachées, leurs cheveux pouilleux. Ils étaient vêtus de haillons qui donnaient l’impression d’être trop lourds à porter pour leurs frêles épaules voûtées par la faim, l’épuisement ou la maladie. Wladek et Jerzy s’étaient regardés et avaient vu que le camp de travail leur avait épargné une vie qui n’aurait ressemblé qu’à une torturante agonie.
– Où allez-vous?
– Tenter notre chance pour retourner dans l’armée. On dit qu’on y mange trois repas par jour et qu’on nous fournit des vêtements.
– Eh! choléra! On souhaite simplement que les médecins nous déclarent aptes. C’est qu’on a faim, nous.
Jerzy et Wladek s’étaient encore une fois regardés et avaient compris qu’ils seraient parmi les premiers choisis.
Jerzy se fit éveiller par le son du clairon. Une fraction de seconde, il se crut à Cracovie. Mais aussitôt qu’il ouvrit les yeux, il retrouva le décor du camp italien. Il décida de chercher le clairon, certain qu’il était de Cracovie. Il ne le retraça pas. Il retourna donc à son quartier et croisa un camion qui venait faire livraison de pommes de terre et de choux.
– Wladek! Wladek! Vite! Suis-moi. Apporte n’importe quel sac vide.
Le train de fret à marchandise humaine s’était immobilisé sur la voie, quelque part entre Jaroslav’ et Ivanova. On avait invité les passagers à se dégourdir les jambes. Jerzy était sorti et avait aperçu un champ de pommes de terre dont personne ne semblait vouloir. Wladek sur les talons, il s’y était dirigé en courant, s’était laissé tomber sur les genoux et avait déterré des dizaines de tubercules avec ardeur et impatience. La terre regorgeait de pommes de terre qui commençaient à y pourrir. Ils avaient presque rempli un sac et Wladek était retourné au train en chercher un autre. Le train avait sifflé, dérangeant la calme campagne. Wladek avait crié à Jerzy de revenir mais Jerzy s’était entêté à déterrer quelques légumes de plus. Il avait entendu le crissement des roues et avait mesuré la distance qu’il avait à franchir.
– Sang de chien!
Il avait prit ses jambes à cou, s’arrêtant à tout moment pour ramasser les tubercules qui volaient du sac, et était arrivé près de son wagon, avait lancé sa récolte à Wladek et s’était agrippé aux trois mains qu’on lui tendait. Il avait bondi sur le plancher en riant de plaisir malgré les invectives de Wladek qui avait craint que Jerzy, comme cela était arrivé à un autre passager, ne soit contraint de marcher sur la voie en espérant rejoindre le train.
Ils avaient mis trois semaines à se rendre à destination. Wladek et lui avaient été étonnés de voir qu’ils étaient très loin des lieux de rassemblement pour l’armée. Ils avaient décidé de se chercher du travail pour amasser l’argent nécessaire au second déplacement qu’ilsdevaient effectuer. Wladek avait donc travaillé dans un champ de seigle. Jerzy, lui, avait trouvé un travail qui ne l’avait payé qu’en farine qu’il avait vendue après en avoir utilisé une partie pour se faire des espèces de galettes.
Le printemps de l’année 1942 était arrivé et les vaches malingres, sous-alimentées ou malades, mouraient dans les champs. Jerzy s’était alors approché des cadavres, certains encore chauds, d’autres en putréfaction, et avait commencé à écorcher les bêtes, suant comme un forcené, aiguisant son couteau sur des pierres et retenant parfois son souffle pour éviter de vomir mais n’y réussissant
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