Même les oiseaux se sont tus
pas toujours. Il avait ensuite traîné les peaux, en échange desquelles on lui avait donné un demi-kilo de farine pour chacune.
Les mois d’avril et de mai avaient accroché des fleurs étonnamment en beauté dans les quelques arbres rachitiques qui avaient échappé au carnage de la campagne militaire d’Italie. Son violon manquait à Jerzy. Il aurait aimé en jouer au milieu des terres, comme il le faisait chez M. Porowski.
Les manœuvres militaires saccageaient ce que le printemps avait restauré et Jerzy se prit à crier à la tête d’un de ses compatriotes qui venait de casser une branche lourde de fleurs simplement pour ne pas faire un pas de côté.
– Idiot! Comment veux-tu que la guerre cesse un jour si des imbéciles comme toi continuent de tuer la nature aussi? Il faut que la vie et la paix reprennent quelque part.
– Ta gueule, espèce de Polonais campagnard! Je n’ai pas envie de me faire balafrer le visage par une branche remplie d’épines, même s’il y a des fleurs.
Jerzy portait son casque et son arme, étonné d’être de retour sur la scène de la guerre après avoir passé tant de temps dans les coulisses. Le jour où il s’était présenté à Dzalal-Abad pour s’enrôler, il avait pleuré d’émotion, heureux de savoir qu’il avait survécu et qu’il pouvait maintenant se faire pardonner sa couardise et se battre, et pour lui-même et pour le repos de l’âme de Karol. Heureux de se voir remettre des vêtements neufs et des chaussures à sa pointure. Ému de reprendre son nom de Pawulski. C’était celui-là, et non Saski, qui devait, le cas échéant, être gravé sur une petite pierre ou sur un cénotaphe.
Tous les soldats du 2 e corps d’armée polonais, le sien, avaient été regroupés et ils furent enfin conduits près du mont Cassin. Jerzy n’avait plus vraiment envie d’attaquer. Il avait un trac fou, n’ayant aucune envie de risquer de blesser ou tuer des moines, s’il y avait toujours des moines. Pas plus qu’il ne voulait égrener les pierres d’un monastère qui suintait encore le recueillement.
Le matin du 18 mai 1944 arriva sans que le soleil cligne. La marche vers la colline où était niché le monastère s’était enfin terminée et Jerzy, avec ses compagnons, était au garde-à-vous, comme il l’avait été depuis sept jours. Depuis sept jours, ils avaient foncé sept fois vers le mont et, sept fois, les Allemands les avaient repoussés.
Jerzy avait graissé son arme pour être certain de pouvoir se défendre. Wladek, assis à ses côtés, faisait la même chose. Jerzy sentait rétrécir son ventre de minute en minute. Wladek, lui, était fébrile, le doigt prêt à appuyer sur la gâchette.
– Un, juste un, Jerzy.
L’ordre résonna enfin dans toutes les têtes. Le monastère du mont Cassin se mit à vibrer une nouvelle fois.
Le soleil dardait maintenant ses rayons sur les toitures échancrées et sur les casques protégeant des têtes qui chauffaient de plus en plus. Il éclairait en grappes les pierres fragiles et les traits des jeunes soldats polonais, canadiens, marocains, australiens, affolés par l’hécatombe. Jerzy et Wladek ne firent pas partie de la première vague mais de la deuxième. Jerzy aurait tant aimé apercevoir le général Anders, ne fût-ce que pour avoir plus de courage. Dix-huit fois, cet homme était tombé et avait laissé couler son sang. Jerzy, seul dans cette mer d’uniformes verdâtres qui cliquetait sous le poids lourd de son attirail, avançait en ahanant, autant de fatigue que de peur. Il serra les dents, déterminé à ne pas fuir, regardant droit devant lui, hypnotisé par l’attrait qu’exerçait le mortier des pierres des murailles. Il penchait la tête quand il entendait quelque chose fendre l’air au-dessus de lui. Les heures passaient en pétaradant, et Jerzy se demanda pendant combien de temps encore il escaladerait le rocher. Cette ascension sembla sans fin et sans but tant le monastère lui donnait l’impression de s’éloigner. Il regarda Wladek, suspendu lui aussi. Jerzy sourit malgré la terre et les petites pierres qui craquaient sous ses dents. Une rumeur partit soudain de derrière eux et monta en tonneaux avant de les rejoindre.
– Les Allemands évacuent! Les Allemands battent en retraite! Cessez le feu!
– Non! Laissez-moi en avoir un!
Wladek hurla en escaladant les derniers mètres avec la souplesse d’un alpiniste, comme s’il ne sentait plusle poids de son attirail.
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