Même les oiseaux se sont tus
Allemands, les yeux mi-clos derrière mes lunettes, tout en sachant que j’ai dû confier à d’autres la responsabilité de porter mes notes de cours. Des jeunes. Ils sont héroïques. Tu te rends compte, Zofia? Il y en a qui vont avoir leur diplôme. Et ce soir, je me demande comment je vais faire pour cacher le plaisir que nous avons à faire de la musique avec un Allemand. Je me sens traître jusque dans l’âme.
– Pas moi. La clé de
sol
n’a pas de nationalité. La clé de
fa
non plus. Nous nous plaisons à jouer, c’est tout. Rien de plus, Tomasz. Il n’y a pas de traîtrise à aimer la musique. Il n’y a pas de mal à avoir quelques heures de paix dans ce monde en guerre depuis presque cinq ans.
– Il y a de la folie à aimer son bourreau.
– Herr
Schneider n’est pas un bourreau.
– Tu ne peux pas le savoir, Zofia.
– Non, Tomasz, je ne peux pas le savoir. Mais je sais que je ne l’aimerai jamais.
Si le 5 juin 1944 fut mémorable chez les Pawulscy, il le fut davantage chez les Alliés, qui venaient de rater leur débarquement en Normandie à cause du mauvais temps. Ce n’est que le lendemain qu’ils envahirent les côtes normandes. Les Allemands, à ce que comprit Tomasz, croyaient à une diversion. Ils les attendaient ailleurs et étaient fiers de ne pas tomber dans leur piège. Cependant, pendant trois bonnes semaines, Schneidervint très irrégulièrement manger ou dormir. Il n’eut que de rares occasions de se joindre à eux pour jouer mais prit quand même le temps de le faire. Ce geste les étonna.
– Pourquoi est-ce qu’il fait cela, Zofia?
– Je pense que c’est parce qu’il a les nerfs complètement épuisés. Depuis cette victoire des Alliés au mont Cassin, je ne suis pas certaine que tout aille bien pour l’Allemagne. En tout cas, son comportement me fait croire cela, et les rumeurs aussi. J’ai l’impression que Jerzy va bientôt rentrer.
Tomasz la regarda, esquissant un sourire triste. Il lui passa une main sur la joue.
– Nous travaillons fort à éviter le sujet, Zofia. Mais j’ai vraiment l’impression que Jerzy est mort. En fait, j’en suis certain, Zofia.
Zofia détourna les yeux, irritée. Tomasz devait avoir beaucoup changé pour penser que la mort pouvait toucher leur famille. Comment pouvait-il dire que Jerzy était mort alors que son ventre à elle n’avait pas cessé de sentir battre son cœur? Tomasz devait avoir une énorme et secrète désillusion de savoir que ses fils ne feraient jamais partie de l’élite cracovienne. Zofia s’en voulut aussitôt de laisser de si honteuses pensées enfumer son cerveau. N’éprouvait-elle pas elle-même parfois une rageuse déception en voyant le talent d’Élisabeth risquer de passer inaperçu? Elle se dirigea vers la salle de bains et se brossa les cheveux avec tant de vigueur que son cuir chevelu en souffrit. Elle se parla à haute voix, se regardant en face dans le miroir.
– Qu’est-ce que la guerre a fait de toi, Zofia Pawulska? Qu’est-ce que la guerre a fait de nous?Comment pouvons-nous être déçus quand nos enfants respirent, vivent?
Elle revint dans la chambre, plus calme, et regarda Tomasz avant de se coller la tête en bataille contre son épaule.
– Il est vraiment temps que la guerre se termine, Tomasz. Parce qu’il est urgent que nos pensées s’humanisent. Nous avons perdu tout sens de la mesure.
Tomasz comprit ce que sa femme essayait de lui dire, baissa le front et se sentit profondément humilié d’avoir des pensées aussi tordues, lui qui avait la prétention de se croire intelligent, presque infaillible.
20
Tomasz transpirait la canicule de la fin de juillet assis à sa table de travail. Les livres d’histoire avaient perdu leur «craquant» et les pages, ramollies, collaient les unes aux autres. Depuis des mois et des mois, il calquait sur du papier pelure toutes les cartes qu’il pouvait trouver et acheminait son travail par l’intermédiaire de Jozef ou d’autres étudiants qui arrivaient à la maison un étui à violon sous le bras. Il était extrêmement rare qu’on vienne vérifier son travail, aussi s’était-il réconcilié avec sa présence quotidienne au Wawel à écrire des hérésies. En revanche, il prenait de plus en plus de risques.
Une soudaine clameur s’éleva de partout et Tomasz entendit des cris et des pas de course dans les couloirs et les escaliers. Le charivari lui fit penser à sa première rencontre avec Schneider, après le
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