Même les oiseaux se sont tus
les côtes et le sternum pendant toute la traversée. Il avait ressenti une angoisse soudaine mais secrète en perdant de vue le continent, et une grande douleur à la pensée que les corps de presque toute sa famille y devenaient cendres. Le tangage incessant du bateau l’avait écœuré et il avait, à son grand désespoir, reconnu la nausée de ses longs mois de marche. Une nausée à l’arrière-goût de mort: celle de sa famille et celle de Marek. Mais il avait maintenant la vie devant lui, un océan derrière, Moïse des temps modernes qui avait traversé la mer pour réapprivoiser la liberté.
Était-ce l’air salin ou la promesse d’un avenir? Toujours est-il qu’Élisabeth avait recommencé à sourire. Une nuit, elle avait pris le violon de sa mère et celui de Jerzy, les avait sortis sur le pont et leur avait parlé après avoir précisé, au grand attendrissement des quelques personnes qui avaient assisté à la scène, qu’il fallait que ses violons voient la beauté du paysage.
– Regardez la lune quand elle paillette les vagues de vert tendre. C’est extraordinairement beau. Maman, c’est encore plus beau qu’un nocturne de Chopin. C’est tout dire.
Prenant le violon de sa mère, elle avait joué une complainte, au grand bonheur des amateurs de nocturnes qui, comme elle, avaient tenu à communier avec l’immensité marine et noire.
Jan et Élisabeth s’apprêtaient maintenant à quitter le bateau d’un pas presque léger malgré l’ankylose de leurs jambes. Pendant des mois, ils avaient marché et usé leurs semelles, qui n’avaient pu résister aux cailloux, aux champs boueux et aux routes. Pendant près de deux ans, Jan avait presque perdu espoir de retrouver Villeneuve. Puis, tout à coup, leur vie s’était immobilisée sur un pont de navire et leurs corps s’étaient métamorphosés en statues de sel, fixées au bastingage, les yeux tournés vers l’avenir en forme de continent.
Un fantomatique et fictif timonier cria «Terre!» et Jan et Élisabeth s’agrippèrent d’émoi, de joie, d’appréhension et de peur en voyant les côtes de l’Amérique venir à leur rencontre. Ils filèrent chacun de leur côté pour aller chercher leur bagage effiloché et se retrouvèrent sur le pont, en rangs un peu zigzagants, perdus dans la colonne d’immigrants.
– Tu vois ces femmes, Jan?
– Oui.
– Je dormais avec elles. Elles pensent que leurs maris… elles espèrent que les pères de leurs enfants vont les attendre. Elles ont terriblement peur. Moi, à leur place, je craindrais d’avoir un souvenir de guerre de mauvais goût.
Jan regarda les femmes, qui se tenaient en grappes, véritables petits raisins arrachés de la vigne, prêts à être écrasés.
– Les femmes françaises ou belges avaient moins de nourriture que les Anglaises. Les Anglaises avaient du lait pour leurs bébés. Pas les autres.
– Tu exagères toujours un peu, Élisabeth.
– Non. Je l’ai vu. Je sais aussi qu’il y en a qui se croyaient fiancées et qui sont arrivées au Canada pour découvrir non seulement que leurs futurs maris n’étaient pas là, mais qu’ils avaient déjà une femme et des enfants. Ça, par contre, il n’y a pas que les Françaises qui l’ont connu.
Jan regarda tous ces petits enfants auxquels on raconterait qu’ils étaient des orphelins de guerre et qui ignoreraient durant toute leur vie qu’ils n’étaient pas des orphelins comme les autres.
La colonne reflua pour laisser passer les militaires, un peu trop fiers au goût de Jan, un peu trop arrogants au goût d’Élisabeth. Ils marchèrent devant eux sans vergogne, prenant à peine le temps de les saluer alors que pendant près de deux semaines ils avaient partagé la même musique, les mêmes histoires et le même horizon. Les soldats ne marchaient plus au pas mais couraient au-devant de bras tendus ou de cuisses frémissantes. Élisabeth remarqua que certains, toutefois, avaient l’œil aux aguets et l’oreille affaissée, fanée d’attendre en vain que quelqu’un les interpelle. Élisabeth leur trouva une vague ressemblance avec ceux qui, comme elle et son frère, n’avaient personne à rechercher.
–
Have your papers ready and please get rid of everything you’re not allowed to bring in Canada. Make it easier for everybody, keep the formalities as simple as possible
. Sors vos
papers, please
, et jette tout ce que vous pouvoir pas entrer en Canada.
Un agent de l’Immigration du Canada était
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