Même les oiseaux se sont tus
de réfugiés, n’avait pas souri quand un Américain, la trouvant malgré tout encore jolie, avait voulu faire une photographie d’elle. Elle avait regardé filer deux automnes sans un frisson et avait grelotté à l’arrivée des hivers, recroquevillée sur ses genoux cagneux pour se réchauffer. Jan faisait seul les démarches pour retrouver le père François Villeneuve. Quelques jours avant Noël 1946, il s’était souvenu qu’il était oblat, ce qui avait encouragé le représentant de l’immigration canadienne.
Les soldats américains étaient assez généreux. Quand Jan jouait du violon, ce qu’il faisait tous les jours pour travailler, ils ne manquaient pas de lui donner quelques
cents
, parfois des
dimes
ou des
quarters
. Jan s’empressait de les cacher dans l’étui à violon de leur mère, à côté d’un sac contenant la terre dont il avait empli ses poches le jour de leur départ. Les Américains lui fournissaient aussi des cigarettes, qu’il ne fumait pas mais vendait aux jeunes Allemands habitant à proximité du camp, et du chocolat dont il donnait les trois quarts à sa sœur. Il n’avait jamais pensé qu’unepersonne pouvait réellement mourir de chagrin. Il espérait que le chocolat la maintiendrait en vie.
Quand le désespoir lui collait de trop près à la peau, Jan sortait les lunettes de son père et leur parlait.
– Aide-moi à comprendre, papa. Si ton ami ne nous fait pas venir, je ne sais absolument pas comment je vais réussir à vivre et à m’occuper d’Élisabeth. On dirait qu’elle se laisse pourrir, papa. Pas mourir, pourrir. Si seulement elle me croyait quand je lui dis qu’elle n’a pas tué Adam et que son mari est mort dans un bête accident. Mais elle ne me croit pas. Aide-moi à comprendre, papa, pourquoi la vie est si difficile… Dis bonjour à maman.
Jan fut seul à exulter quand, à l’été 1947, on lui annonça qu’on avait retrouvé le père Villeneuve. Il courut à perdre haleine pour rejoindre sa sœur. Elle le regarda jubiler, ne sourit même pas, mais se leva et, au grand étonnement de Jan, elle tenta de défroisser sa jupe.
– Quand partons-nous?
Jan se précipita vers elle, l’étreignit dans ses bras, ne cessant de lui bécoter les mains et les joues et de la faire sautiller.
– Élisabeth, Élisabeth, que c’est bon d’entendre ta voix! Que c’est extraordinaire de t’entendre! Je ne sais pas quand nous allons partir, mais c’est bientôt. Il faut attendre les papiers, c’est tout.
Si Jan fut heureux de retrouver sa sœur, l’euphorie fut brève. Élisabeth retomba rapidement dans son absence, au grand désespoir de son frère qui se demandait s’ils pourraient passer l’examen médical requis par les services de l’immigration. Il tenta d’en parler à sa sœur sans la brusquer. Élisabeth se contenta de tourner latête dans sa direction, sans réagir. Mais Jan sut qu’elle l’avait entendu, parce que ses paupières avaient cillé régulièrement au lieu de demeurer accrochées vers le haut de l’arcade sourcilière, ne glissant qu’occasionnellement pour humecter le globe.
Le voyage jusqu’au port se fit par train et Élisabeth se comporta parfaitement bien, tramant ses deux étuis à violon, abandonnant le reste à Jan. Ils s’embarquèrent avec des centaines d’autres réfugiés qui se disaient émigrants et des centaines de soldats canadiens qui rentraient tardivement au pays. Jan et Élisabeth ne furent pas dirigés vers les mêmes locaux, mais Élisabeth suivit les femmes sans dire un mot. Jan la regarda partir, tenant fermement les lunettes de son père dans sa poche, le suppliant de voir à ce que tout se déroule correctement durant cette première séparation.
Quant il la rejoignit, elle monta sur un des ponts, le seul auquel elle avait accès, et s’approcha du bastingage. Jan la suivit et lui prit la main lorsque les amarres furent larguées et que le bateau soupira un grand gémissement qui effraya un peu Élisabeth. Elle se rapprocha de son frère. Jan aurait voulu crier de joie, d’allégresse, d’euphorie en ce jour de départ, mais il se retint, sa sœur semblant préoccupée par un bâtiment qui, beaucoup plus petit que le leur, les précédait. Le pont était noir de monde qui regardait disparaître les côtes, qui en larmes, qui en exclamations de plaisir. Plus de deux heures après le départ, le pont s’était un peu vidé mais Élisabeth semblait collée au bastingage métallique,
Weitere Kostenlose Bücher