Même pas juif
plus beau Bottes Noires que
j’avais jamais vu, installé à l’arrière de la première automobile.
Ça ne pouvait être que lui ! Il était raide comme un piquet, bien
meilleur que moi lorsque je m’étais tenu au garde-à-vous dans
la cour. Alors qu’il était assis ! Des boucles blondes
s’échappaient de sa casquette à aigle. Son visage semblait de
pierre sculptée. Sa mâchoire était la seule arme dont il aurait
jamais besoin.
— Herr Himmler ! ai-je crié. Herr Himmler !
Il n’a pas réagi.
Quelqu’un d’autre, si.
Le Bottes Noires sur le siège passager, à l’avant, a tourné la
tête. À peine. Suffisamment pour qu’un de ses yeux se pose sur
moi quelques instants. L’œil paraissait démesuré, comme
agrandi par le verre rond et épais de ses lunettes. La seule chose
que cet homme avait de grand, c’était son uniforme. J’ai
distingué la moitié d’une petite moustache noire – elle avait
l’air de dégouliner de sa narine –, un cou maigrichon et une
tête qui rappelait plus de la pâte à pain que du marbre. Était-il
possible que ce fût là Himmler ? Le numéro deux des Bottes
Noires ? C’était impensable. On aurait dit oncle Shepsel !
Je savais comment en avoir la preuve. Ses bottes. Sûrement,
aux pieds d’Himmler, le Maître-de-Tous-les-Juifs, il y aurait les
plus belles bottes de la terre. Elles montaient peut-être jusqu’en
haut de ses jambes. Elles arboraient sans doute des aigles
argentés.
Le défilé accélérait. J’ai été obligé de courir pour rester à sa
hauteur.
— Monsieur Herr ! Montre-moi tes bottes, monsieur Herr !
Soudain, je me suis retrouvé par terre. J’avais heurté
quelqu’un de plein fouet. Me relevant, j’ai distingué un gourdin
qui se balançait d’avant en arrière sous mon nez. Un bruit de
baiser sonore a retenti. Une puissante odeur de menthe m’a
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envahi. Derrière la matraque, le défilé a franchi une barrière
ouverte dans le mur avant de disparaître.
J’avais deviné qui se trouvait à l’autre bout du bâton. J’ai
levé les yeux. Buffo. Le pire des Bouses. Le seul dont j’avais
vraiment peur. Comme tout le monde.
Personne ne savait comment expliquer l’existence de
quelqu’un comme Buffo. Il paraissait impensable qu’il fût juif,
mais il n’était pas non plus un Bottes Noires. Avec les gars, nous
avions décidé de croire qu’il était un fabricant de saucisses
varsovien – il ressemblait tellement à un tas de grosses
saucisses – qui haïssait tant les juifs qu’il avait prétendu en être
un afin de vivre dans le ghetto. Ainsi, il avait eu le loisir de
devenir un Bouse et de torturer les juifs tout son content.
A l’instar des autres Bouses, Buffo n’avait pas le droit d’être
armé, ce qui ne faisait pas une grande différence pour lui. Il
aurait refusé de descendre qui que ce soit d’une balle, dans la
mesure du possible.
Il n’avait que son gourdin. On racontait qu’il adorait le bruit
de sa matraque fendant les crânes comme des citrouilles, mais
-
c’était faux. Il ne s’en servait presque jamais. Sa vraie
arme, c’étaient ses mains.
Il aimait par-dessus tout tuer des juifs de ses propres mains.
Et pas n’importe quels juifs. Les enfants juifs. S’il ignorait les
adultes juifs, il n’hésitait pas à se détourner de son chemin pour
un enfant juif. Parfois, il délaissait les rues et arpentait les
ruelles et les ruines de sa démarche pesante, se frappant la
cuisse de son bâton, en chasse. Lorsqu’il repérait sa proie, il
embrassait son gourdin. Heureusement, il était gras et lent. S’il
réussissait à rattraper quelqu’un ou à le prendre par surprise, il
l’assommait à coups de matraque. Puis il enfonçait celle-ci dans
sa ceinture et agitait les doigts de bonheur à l’idée du plaisir à
venir.
Il sentait toujours la menthe. Pas parce qu’il mâchait du
chewing-gum ou des bonbons. Il mangeait des feuilles de
menthe, comme d’autres chiquent du tabac. Des résidus verts
mouchetaient constamment ses lèvres. Qu’on les voie ou qu’on
sente leur odeur poivrée, c’était qu’on était trop près. D’ailleurs,
c’est ainsi qu’on en était arrivé à dire qu’un enfant avait été tué
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par Buffo : « Il a senti la menthe. »
Sa façon préférée de tuer, c’était d’enfoncer le visage de sa
victime dans son ventre sans fond et de l’étouffer. Lorsque cela
se produisait,
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