Même pas juif
l’arôme de menthe flottait autour du corps jusqu’à
ce que la charrette vienne le ramasser.
Je crois que Buffo me détestait plus que tout autre. J’étais le
seul à m’être approché suffisamment pour respirer l’odeur de
menthe et à être encore vivant pour le raconter. Bien qu’il me
terrifiât je le harcelais. C’était plus fort que moi. Je le traitais de
gros lard. J’étais déraisonnable. Si j’avais été raisonnable,
j’aurais su ce que tous les enfants savaient : la meilleure défense
contre Buffo était l’invisibilité. Ne jamais le laisser vous voir.
Mais moi ? Pour peu que je l’aperçoive qui se dandinait
dans une rue, je surgissais derrière son dos et hurlais : « Gros
lard ! » Il se retournait, furibond car il avait reconnu ma voix –
moi, son moucheron personnel –, gourdin déjà levé, que
j’esquivais en braillant : « T’as les oreilles poilues ! » et en le
gratifiant d’un pied de nez avant de détaler au milieu de la foule.
Et voici qu’il était là, me dominant, menaçant, souriant,
embrassant son gourdin, m’offrant tout le temps nécessaire
pour filer, sauf que je ne pouvais pas. Il m’avait cloué le pied au
sol avec sa botte – une botte boueuse et éraflée (rien à voir avec
les Bottes Noires). J’ai hurlé de douleur. Il a ri. La matraque a
roulé sur le sol avec fracas. Il n’allait pas s’en servir. Il allait me
noyer dans sa panse. Ses battoirs ont agrippé mes épaules. La
menthe me tournait le cœur.
Mon nez a plongé dans son ventre. Tout à coup, je me suis
libéré. M’arrachant à la chaussure qu’il retenait, j’ai déguerpi à
toutes jambes en me cognant aux passants.
Lorsque j’ai jugé que je pouvais m’arrêter sans danger, je
me suis assis sur le bord du trottoir. Une fois encore, Buffo
m’avait raté. J’étais vivant. Retirant ma deuxième chaussure, je
l’ai jetée au loin. C’était le printemps. Quand les froids
reviendraient, j’en volerais une autre paire.
Ce soir-là, sur le tapis, j’ai rigolé en racontant aux garçons
comment je l’avais échappé belle.
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Youri n’a pas ri.
— Ne fais pas ça, a-t-il dit.
— Pas quoi ? ai-je répliqué.
— Ne provoque pas Buffo.
— Pourquoi ?
Il m’a giflé. Fort. Trois fois de suite.
— Ne fais pas ça, a-t-il répété.
Les autres sont restés silencieux.
Lui tournant le dos, je me suis endormi en pleurnichant. Je
n’avais même pas eu l’occasion de leur parler de l’homme qui ne
pouvait pas être Himmler.
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24
— Trouve la vache, m’avait ordonné le docteur Korczak.
C’est la seule fois où il s’est montré sévère envers moi.
Lorsque je lui apportais des vivres volés de l’autre côté du mur
pour ses orphelins, il acceptait avec gratitude, me caressait la
tête et disait :
— Sois prudent.
Puis un jour, il avait ajouté :
— Trouve la vache.
Dès lors, à chacune de nos rencontres, j’y avais droit :
— Trouve la vache.
La vache était devenue une chose en laquelle croire ou ne
pas croire. Comme les anges. Les mères. Les oranges. Comment
une bête aussi grosse qu’une vache parvenait-elle à exister dans
le ghetto à l’insu de tous ? Comment survivait-elle ? Que
mangeait-elle ? De la poussière de briques ?
Les besoins en lait pour les enfants étaient si criants que la
vache avait semblé se matérialiser à partir de la faim même des
gens, jusqu’à ce que quelqu’un ait cru l’apercevoir, qui
bondissait dans la rue. Naturellement, rien de tel ne s’était
produit. Moins on la voyait, plus on y croyait, cependant.
Presque chaque jour, une personne prétendait avoir entendu un
mystérieux meuglement.
Bien sûr, Janina n’avait pas tardé à en être.
— Même pas vrai, avais-je répliqué, juste pour la contredire.
Janina passait son temps à raconter des histoires.
— Si !
Nous jouions au mikado. Elle avait envoyé balader les
baguettes.
— Espèce de bébé, avais-je lancé.
— Espèce de caca, avait-elle rétorqué.
Levant les yeux de son livre, oncle Shepsel avait grommelé à
l’adresse de Janina :
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— La vache n’existe pas.
Ces derniers temps, oncle Shepsel s’était contenté de lire le
nouvel ouvrage qu’il avait déniché. Quand il en atteignait la fin,
il retournait à la première page et recommençait. Il marmonnait
à voix basse tout en lisant. C’était un livre sur les protestants. Il
apprenait à en être un. Comme
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