Même pas juif
ça, il ne serait plus juif, et ils le
laisseraient sortir du ghetto.
— Tu ne peux pas ne plus être juif, lui avait dit M. Milgrom.
— C’est déjà fait, avait-il répondu. Je suis protestant.
Quand oncle Shepsel avait grondé à sa nièce qu’il n’y avait
pas de vache, je m’étais rangée du côté de Janina.
— Si, elle existe ! Moi aussi, je l’ai entendue.
Jusqu’alors, je n’en avais pas été très sûr. Mais, dès cet
instant, je m’étais mis à y croire. Ça m’était déjà arrivé :
apparemment, je prenais pour argent comptant tout ce que je
me surprenais à dire. Quelques jours plus tard, lorsque le
docteur Korczak m’avait ordonné de trouver la vache, ma foi
avait été confirmée.
Je n’ai rien trouvé du tout. J’ai cherché partout. Les cours,
les jardins, les caves, les décombres. Pas de vache. Pas de
meuglement.
— Je n’arrive pas à trouver la vache, me suis-je plaint un
jour aux garçons.
— C’est parce qu’elle n’existe pas, imbécile ! a rétorqué
Enos.
— Pas vache ! a meuglé Gros Henryk.
Kouba a escaladé Gros Henryk et s’est installé sur ses
épaules.
— Je parie que Gros Henryk ment, a-t-il dit en se penchant
de façon que sa tête se retrouve, à l’envers, devant celle de Gros
Henryk. Tu crois à la vache, Gros Henryk ?
— Oui ! a braillé ce dernier en titubant sous le poids de
Kouba.
Nous avons tous éclaté de rire, parce que nous savions que
cette réponse ne signifiait rien. Gros Henryk n’était pas
seulement le plus grand des gars, il était aussi le plus conciliant.
Il disait oui à tout.
Ça a sonné l’heure de jouer au jeu du Gros Henryk.
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— Tu crois que tu es le plus gros crétin de la terre, Gros
Henryk ?
— Oui !
— Tu crois que tu es un tout petit bébé, Gros Henryk ?
— Oui !
— Est-ce qu’on va dormir dans un château ce soir, Gros
Henryk ? Dans de bons lits ? Et on mangera tous les chocolats
qu’on veut, et les Bottes Noires nous serviront ?
— Oui !
— Demande-lui s’il croit à Buffo, a lancé Enos. Ou à
Himmler.
— Tu crois à Himmler, Gros Henryk ?
— Pas moi ! suis-je intervenu. Himmler n’existe pas.
Alors, je leur ai enfin raconté la parade de voitures
magnifiques, expliquant que j’avais hélé Himmler, criant son
nom encore et encore, mais que le seul à réagir avait été
l’homme assis sur le siège avant, celui qui ressemblait à un
poulet, qui m’avait toisé d’un seul œil, derrière ses lunettes.
— C’était Himmler, a décrété Youri.
— Impossible ! ai-je protesté. On aurait dit mon oncle
Shepsel.
— C’est bien lui, a confirmé Youri.
Ainsi, Himmler – le numéro deux des Bottes Noires, le
Maître-de-Tous-les-Juifs-Sans-Compter-les-Tsiganes – était un
poulet borgne. Dès lors, j’ai commencé à perdre tout respect
envers les Bottes Noires. J’ai cessé de vouloir en devenir un.
113
25
ÉTÉ
Il n’y avait plus de rubans dans les cheveux de Janina, ni de
chaussettes à ses pieds. Les brides de ses chaussures étaient
cassées et claquaient au vent lorsqu’elle marchait. Ses souliers
étaient devenus des godasses boueuses. Un moment, j’avais
tenté de les faire briller avec de la salive, mais la saleté était trop
tenace. Le plus beau reflet que j’avais jamais contemplé de moi-
même avait disparu avec l’éclat des chaussures de Janina.
Elle pleurait beaucoup. Ruait beaucoup. Criait beaucoup.
Parfois, elle criait à sa mère :
— Maman ! Maman ! Prépare-moi un œuf mariné !… S’il te
plaît !… J’en ai envie !
Elle adorait les œufs marinés par-dessus tout. Mais sa mère
restait allongée sur le matelas, dans un coin de la pièce, nous
tournant le dos.
Janina riait tout autant qu’elle pleurait. Enfin, ça allait plus
loin que ça – elle hurlait de rire. Surtout quand je lui ai appris
qu’Himmler ressemblait à oncle Shepsel. Nous étions assis sur
le plancher, nous épouillant mutuellement, et oncle Shepsel
venait de nous traiter de singes, alors j’ai murmuré à Janina :
— Himmler ressemble à oncle Shepsel.
Elle s’est esclaffée, si fort qu’elle est tombée à la renverse et
s’est cogné la tête par terre. Les poux ont volé de ses cheveux, et
la bosse était si douloureuse que Janina ne savait plus si elle
devait rire ou pleurer, alors elle a fait les deux.
Un jour, Janina s’est précipitée sur moi, dans la cour.
— J’ai trouvé la vache !
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