Même pas juif
gourdin était aux mains
de Youri. Gros Henryk restait planté là, hébété. C’est alors que
Youri a assené un grand coup sur la caboche du Bouse. Comme
ça – vlan ! – déclenchant le même bruit que ceux qui avaient
résonné dans les colonnes de gens, la nuit de la revue.
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Maintenant, c’était le Bouse qui se tenait la tête en
chancelant sur le trottoir. Ça a dû réveiller Gros Henryk, parce
qu’il a pris le gourdin à Youri et s’en est flanqué un petit coup
sur le crâne. Ça a dû nous réveiller, nous autres, parce que nous
avons tous surgi de la pénombre comme des diables et avons
fait circuler le gourdin de mains en mains, nous assommant
légèrement avec à tour de rôle, juste assez fort pour que ça soit
rigolo et que ça nous expédie, vacillants, autour du Bouse qui
titubait. Quand il a perdu l’équilibre et s’est écroulé sur le sol,
nous avons cédé à d’autres instincts. Lui retirant ses chaussures,
nous les avons balancées au milieu de la rue et, brusquement,
tous les passants du trottoir d’en face ont retrouvé leurs yeux et
se sont jetés sur les godasses. Après, c’est la veste du Bouse qui
a valsé, puis son pantalon.
— Prends-le par les pieds ! a ordonné Youri à Enos.
Celui-ci s’est exécuté pendant que Youri l’attrapait par les
bras. Moi, je riais trop pour penser que Youri avait, tout à coup,
perdu sa chère invisibilité. Ils l’ont secoué comme une corde à
sauter, comme les hommes de la charrette avait balancé le
cadavre de Jon, et l’ont lâché. Le Bouse s’est envolé avant de
s’écraser dans une gerbe de bouillasse. Faisant tournoyer le
gourdin, Youri l’a expédié loin dans des ruines. En sous-
vêtements, affalé dans la neige, le Bouse gémissait. Une fois
encore, il n’y avait plus d’yeux de l’autre côté de la rue.
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PRINTEMPS
— Tiens, voilà le grand manitou ! a dit Enos le lugubre.
— Le nouveau juif ! a renchéri Kouba le clown.
— Monsieur En Famille ! s’est écrié Ferdi, son cigare
sautillant dans sa bouche tandis qu’il parlait.
— Le plus petit des juifs ! a ajouté Enos. Ta présence nous
honore.
Se levant, il s’est incliné devant moi.
Youri a souri.
Je ne passais plus toutes mes nuits avec les garçons. Parfois,
malgré les objections d’oncle Shepsel, je restais chez les
Milgrom. Lorsque je retournais voir les gars, ils me taquinaient.
Il fallait escalader des montagnes de décombres pour rejoindre
le tapis natté. Nous dormions dessus, désormais. C’était le
printemps.
A partir du moment où M. Milgrom avait décrété que
j’appartenais à la famille, mon identité tsigane s’était envolée.
Finis les sept chariots, les sept frères, les cinq sœurs et Greta la
jument tachetée. Au plus profond de moi, j’avais toujours su que
mon histoire était une invention de Youri. Elle ne me manquait
pas. Quand on ne possède rien, il est aisé de se détacher des
choses. Je m’imaginais que mon nom de famille était Milgrom,
à présent.
— Pilsudski avait également disparu. J’avais gardé Misha.
J’aimais bien.
J’avais conservé autre chose aussi – la pierre jaune autour
de mon cou. Celle que mon père m’avait donnée. Je devinais –
quelque chose en moi avait toujours deviné – qu’elle était la
seule vérité du passé échafaudé par Youri.
Paresseusement allongés à plat dos sur le tapis, mains
derrière la nuque, relax, nous profitions de la douceur de l’air en
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regardant faiblir les étoiles. Bientôt ne restèrent que la lune et
une étoile. Une trace bleu-vert apparaissait au-delà des ruines.
Le jour se levait.
Nous étions des oiseaux de nuit, désormais. Parce que nous
étions des contrebandiers. Tous. Gros Henryk compris. Comme
on sait, la contrebande est une activité nocturne.
Ferdi passait à la ronde son cigare. Chacun notre tour, nous
tirions une bouffée en toussant. Les étoiles perdaient leur
netteté derrière la fumée.
— Himmler8 venir !
Ces mots ont été suivis d’un silence étonné, car ils avaient
été prononcés par Gros Henryk qui, s’il beuglait souvent comme
une vache, beuglait rarement de vrais mots.
— Himmler ? a enfin relevé Enos. Le Himmler ?
— Himmler venir, a répété Gros Henryk.
— Mon œil ! a répliqué Enos.
— Pourquoi viendrait-il ? a demandé Olek le manchot.
Enos s’est adressé à Youri :
— Qu’en penses-tu ?
C’était à
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