Même pas juif
C’étaient les sirènes. Devant nous, une boutique a
explosé dans un geyser de flammes.
Les gens ont crié. Le tramway a hoqueté avant de s’arrêter
brutalement. En une seconde, il s’est vidé. Même le conducteur
avait pris ses jambes à son cou, au milieu de la foule.
Soudain, les rues étaient vides. Une drôle de musique a
envahi l’espace : les gémissements des sirènes et le fracas sourd
des obus qui explosaient.
Je me suis hissé dans l’habitacle. J’ai soulevé la fenêtre qui
emprisonnait les doigts de Youri. Il est tombé par terre. Au bout
d’un instant, il a surgi à la portière. Il a levé les mains en l’air et
a poussé un cri de joie :
— Enfin !
J’ai cru qu’il se réjouissait de sa libération, mais je me
trompais.
— J’ai toujours rêvé de conduire un de ces engins.
Il s’est assis sur le siège du conducteur. A examiné le
tableau de bord. A poussé un bouton, tiré une manette. Le
tramway s’est ébranlé, et nous sommes partis.
Quelle virée ! Youri orientait le manche à balai de-ci de-là. Il
a découvert comment accélérer, toujours plus vite, et le
tramway a hurlé à l’unisson de nos voix en fonçant à travers la
ville désertée. De la fumée montait au-dessus des toits, comme
si des géants tiraient sur des cigares. Youri m’a montré
comment déclencher la sonnette, et je l’ai actionnée, encore et
encore, la stridulation se joignant à la symphonie du
bombardement.
Nous avons fini par arriver à un anneau où les tramways
étaient censés faire demi-tour, mais Youri n’a pas ralenti, et
notre véhicule a déraillé. C’était comme de chevaucher une
maison et de tamponner d’autres maisons. Nous avons percuté
un restaurant, labourant un champ de nappes rouges jusque
dans la cuisine, dans un fracas assourdissant, et il n’y avait
toujours personne pour nous crier : « Stop ! Stop ! » De la
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choucroute a éclaboussé le pare-brise quand les fourneaux ont
arrêté notre course. Le tramway s’était renversé sur le flanc, et
nous étions accrochés à nos sièges. Youri ululait comme un
loup, et moi, en dépit des conduits d’évacuation des cuisinières
qui se sont abattus sur nous, tels des arbres, je riais sans cesser
de tirer la sonnette, encore et encore.
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5
AUTOMNE
Les avions n’ont pas tardé à surgir, ajoutant leur
bourdonnement d’abeilles à la symphonie. Je voulais les voir,
mais Youri refusait de me laisser sortir.
— Pourquoi on ne peut pas aller dehors ? ai-je protesté.
— Ils larguent des bombes.
Je me suis dit : « Voilà ce que fait l’ennemi. Il vole au-
dessus de toi dans son avion. S’il te voit dans la rue, en bas, il
laisse tomber une bombe sur ta tête. » Je m’imaginais les
bombes comme des ballons de fer noir de la taille d’une
marmite à choucroute.
Chaque jour, les sirènes hurlaient pour nous avertir de
l’arrivée des bombes. Nous restions dans la cave, ne sortions
que le soir. C’est là que j’ai découvert la réalité des bombes. Par-
delà les toits, la ville était en feu. On aurait dit que le soleil était
coincé dans le ciel.
Telle était notre existence, alors.
Certaines nuits, la ville se réduisait à nous deux. Pas besoin
de voler. Il nous suffisait d’entrer dans les boulangeries, les
boucheries et les épiceries vides et de prendre ce qui nous
plaisait avant de rentrer à la maison. Nous ne courions pas. Les
réverbères étaient éteints.
Parfois, nous allions à l’écurie. Les autres s’y trouvaient
déjà. Tout le monde déposait de la nourriture sur le tas. Nous
nous battions avec avant de la manger. Dans le noir, nous nous
donnions des coups de gourdin à l’aide de saucisses longues
comme le bras. Les bouts des cigarettes trouaient l’obscurité de
leur lueur orangée. Les chevaux avaient disparu. Le garçon
d’écurie ne venait plus nous crier dessus.
Puis, un jour, les sirènes sont restées silencieuses.
Youri et moi étions chez nous, dans notre cave. Youri m’a
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ordonné d’attendre, est sorti, est revenu et m’a lancé :
— Allons-y.
Il a fourré un fromage dans sa poche et un dans la mienne,
et nous avons gagné la rue en passant par le salon de coiffure.
Nous marchions d’un bon pas. J’avais du mal à suivre. Me
prenant la main, Youri m’a tiré derrière lui. Les gens étaient
dehors. Ils allaient dans la même direction que nous. Nous
avons croisé des squelettes noirs
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