Même pas juif
mais non. Il est resté planté
derrière moi, ses mains posées sur mes épaules. J’ai dévisagé les
gens. Aucun ne poussait de cris de joie, ni même ne souriait. Ça
m’a surpris. N’étaient-ils donc pas exaltés pas le spectacle qui se
déroulait sous leurs yeux ?
Le grondement sourd était de plus en plus fort, maintenant,
au point de commencer à couvrir le martèlement de tambour
des Bottes Noires. Pour moi, le tonnerre était toujours venu du
ciel, mais celui-là venait de sous mes pieds. La rue elle-même en
tremblait. C’est alors que je les ai vus…
— Youri ! me suis-je écrié.
— Les chars, a-t-il expliqué.
Insectes colossaux au long museau gris, les tanks
descendaient le boulevard en rugissant, à quatre de front, et le
ciel vacillait sur ses gonds, et j’ai compris à quel point il avait été
idiot d’essayer de les arrêter avec des tranchées, des sacs de
sable et des mitrailleuses. J’ai plaqué mes mains sur mes
oreilles. La foule a lancé une unique fleur blanche. Elle a
rebondi sur le flanc métallique d’un tank avant d’exploser en
une pluie de pétales.
Comme je n’avais pas de fleur, j’ai jeté mon fromage.
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6
Le lendemain matin, Youri et moi sommes sortis pour une
tournée d’inspection. Les tanks avaient disparu. Les Bottes
Noires flânaient, comme nous. Ils contemplaient les passants,
discutaient entre eux. Je ne pouvais m’empêcher de les fixer des
yeux.
Une meute de gens couraient. Nous avons tourné au coin
d’une rue. S’y trouvait un gros camion au hayon ouvert. Des
soldats lançaient des miches. Les habitants de la ville en
attrapaient une avant de se dégager et de s’éloigner. Nous les
avons regardés en mâchant nos fromages. J’étais fasciné. J’avais
ignoré jusqu’alors que le pain pouvait être donné.
Nous avons poursuivi notre balade. Sommes arrivés à un
autre rassemblement.
— Reste ici, m’a dit Youri.
Bien sûr, je ne lui ai pas obéi. Je me suis faufilé entre les
jambes des badauds qui me cachaient la vue. Un homme en
long manteau noir était à genoux. Il avait une grande barbe
grise. À côté de lui, un seau d’eau. Il trempait sa barbe dedans
puis astiquait le trottoir. Deux Bottes Noires le dominaient,
hilares. Quelques curieux rigolaient aussi. L’homme en noir ne
riait pas.
Je suis revenu vers Youri. Je l’ai tiré par la manche.
— Viens voir ! Un homme nettoie le trottoir avec sa barbe !
Youri m’a donné une claque.
— Tu n’es qu’un imbécile.
Et il m’a entraîné.
Un peu plus loin, un nouveau spectacle nous a arrêtés. Deux
soldats se tenaient devant un autre barbu en noir. L’un d’eux,
armé de ciseaux, coupait la barbe de l’homme et les cheveux qui
bouclaient sur ses oreilles.
Je me suis précipité vers les soldats.
— Amenez-le-nous, ai-je dit. Nous vivons sous la boutique
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d’un barbier. Il pourra s’asseoir dans le fauteuil rouge. Nous
avons des bouteilles de lotion.
Les militaires m’ont dévisagé, éberlués. Youri m’a attrapé. Il
leur a lancé quelques mots que je n’ai pas compris. Les gars ont
rigolé. Youri s’est éloigné, me tirant brutalement derrière lui.
Derrière nous, les soldats s’esclaffaient. Je me suis dit :
« Les hommes barbus en longs manteaux noirs ne rient pas. »
Plus tard, ce jour-là, nous étions assis sur nos lits, en train
de manger des éclairs au chocolat.
— Ne t’approche pas des Bottes Noires, m’a conseillé Youri.
— Mais ils aiment les blagues.
— Ils te haïssent.
Ça m’a fait rire.
— Ils ne me haïssent pas. Ils me disent : « Très bien, petit
tsigane. » Ils me saluent. Je veux devenir un Bottes Noires.
Il m’a giflé, envoyant valser ma pâtisserie.
— Tu n’es pas un Bottes Noires. Tu ne seras jamais un
Bottes Noires. Tu es ce que tu es.
Je suis allé ramasser mon gâteau. Il y avait pourtant une
chose dont je ne voulais pas démordre.
— Les gens aiment les tanks.
— Ils détestent les tanks.
— Quelqu’un a lancé une fleur.
Youri a reniflé, méprisant.
— Un trouillard. Si les Bottes Noires leur ordonnaient
d’embrasser le cul du char, certaines personnes s’exécuteraient.
Je me suis esclaffé en imaginant le cul d’un char.
Ce soir-là, alors que j’étais allongé sur mon lit, la voix de
Youri a transpercé l’obscurité.
— Tu as besoin d’un nom.
— J’en ai un.
— Un vrai.
— Pourquoi ?
— C’est comme ça, ne
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