Même pas juif
et tordus de tramways. Plus
d’une fois, nous avons dû descendre sur la chaussée parce que
les trottoirs étaient encombrés par les murs effondrés des
immeubles. Il y avait des milliers de sacs de sable partout.
Les passants se dépêchaient. À mes yeux, les mitrailleuses
ressemblaient à des mantes religieuses. Des avions survolaient
la ville, sans lâcher de bombes.
Quelqu’un courait. Il ne m’en a pas fallu plus. Lorsque je
voyais quelqu’un courir, je courais, moi aussi. J’ai échappé à
Youri. D’autres personnes ont commencé à courir également.
C’était une course ! J’ignorais où se trouvait l’arrivée, mais
j’étais bien décidé à gagner. Beaucoup de monde avait crié
« Arrêtez-le ! » dans mon dos, on ne m’avait jamais attrapé. La
rue était de plus en plus noire de monde. Je me suis faufilé à
travers la foule. J’ai doublé d’autres coureurs. Leur nombre
m’indifférait – je les vaincrais tous. Et, courant, je riais.
Soudain, j’ai pris conscience d’un bruit. Je l’ai senti avant de
l’entendre. C’était un grondement grave qui semblait provenir
de sous les rues. Un deuxième son s’est joint au premier. On
aurait dit le battement d’un énorme tambour, de centaines de
tambours, et plus je courais, plus il augmentait. Maintenant, les
gens se pressaient les uns contre les autres, entassés comme des
briques bombardées, sans plus d’espace entre eux, mais j’ai
trouvé de la place – je dénichais toujours des endroits où me
faufiler – et j’ai continué à foncer en avant, flairant l’odeur de la
ligne d’arrivée. Tout à coup,, j’ai été libre. J’ai surgi de la cohue.
Me suis retrouvé seul dans un immense espace. Les battements
de tambour étaient assourdissants.
— J’ai gagné ! ai-je braillé en levant mes mains en signe de
victoire.
Puis quelque chose m’a frappé l’oreille, je suis tombé, et le
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battement de tambour a roulé sur moi. Levant les yeux, j’ai vu
des bottes. Les bottes les plus hautes, les plus noires et les plus
brillantes du monde, en colonnes infinies. Un instant, j’ai
distingué mon reflet ahuri dans l’une d’elles.
Je savais de quoi il s’agissait. Youri en avait souvent parlé.
— Les Bottes Noires ! ai-je hoqueté à voix haute.
Elles étaient magnifiques. Des hommes y étaient attachés,
mais tout se passait comme si c’était les bottes qui portaient les
hommes. Elles ne marchaient pas comme des chaussures
ordinaires, ces bottes. Lorsque l’une d’elles se tenait au garde-à-
vous, un garde-à-vous immense et raide, l’autre montait droit
en l’air, si haut que j’aurais pu passer dessous ; puis elle
rejoignait le sol, et l’autre décollait. Elles étaient mille à se
soulever comme une seule, à retomber comme le pas d’un
unique géant doté de mille pieds. Par terre, les feuilles
rebondissaient.
Le défilé des Bottes Noires a été interminable. Plus tard,
Youri m’a dit que la rue où il avait eu lieu était si
merveilleusement large qu’on ne l’appelait pas une rue mais un
boulevard.
Brusquement, je me suis retrouvé dans les airs. Une main
m’avait ramassé, et j’étais suspendu au-dessus de la chaussée.
Je suis retombé sur mes pieds. Un soldat me souriait du haut de
sa taille. Ses bottes m’arrivaient à l’épaule, et son uniforme gris
était tressé et clouté d’argent. La visière de sa casquette était
noire et luisante comme les bottes ; elle était ornée à son
sommet d’un oiseau argenté scintillant – les garçons de l’écurie
auraient adoré le voler.
Le soldat m’a souri. Il m’a ébouriffé les cheveux, m’a pincé
la joue.
— Alors, mignon petit juif, m’a-t-il lancé, content de nous
voir ?
— Je suis même pas juif, d’abord ! ai-je rétorqué en lui
montrant ma pierre jaune. Je suis tsigane.
Ma réponse a eu l’air de le ravir.
— Ah bon, un tsigane. Bien ! Très bien !
Sur ce, il m’a pris sous les bras, m’a soulevé et reposé sur le
trottoir, devant la foule amassée.
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— Bonne journée, petit tsigane, a-t-il ajouté.
Puis son sourire s’est effacé, il s’est redressé, les talons de
ses bottes ont sèchement claqué l’un contre l’autre, il m’a salué
et est reparti en cadence. La marche des Bottes Noires a duré,
encore et encore. Youri a fini par me retrouver.
— Regarde, lui ai-je dit, les Bottes Noires !
Je pensais qu’il se réjouirait,
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