Même pas juif
de
l’autre côté du mur pour en rapporter des victuailles. Je lui ai
expliqué que je n’arrivais pas à l’en empêcher. Que je n’arrivais
pas à la protéger. Debout à mon côté, elle restait bouche bée.
Les traits de son père se sont durcis, enlaidis. J’ai cru qu’il allait
la calotter, mais il ne l’a pas touchée. Il s’est penché, jusqu’à ce
que sa figure soit juste devant celle de Janina, tel un Bottes
Noires inspectant les juifs au garde-à-vous. Il l’a dévisagée
comme si elle était une étrangère. Il n’a prononcé qu’un mot :
— Non.
Elle a esquissé une moue boudeuse. Ses lèvres ont tremblé.
Ses grands yeux se sont mouillés de larmes. Elle s’est jetée sur le
matelas. S’est blottie contre sa mère.
Lorsque je suis sorti, cette nuit-là, elle est restée. Il devenait
difficile de descendre les marches en douce dans le noir,
maintenant, car des personnes y dormaient. De plus en plus de
gens étaient amenés au ghetto en camion. Ils vivaient dans les
cages d’escalier et les toilettes, dans les caves et sur les toits. J’ai
tâtonné entre les corps assoupis et attendu dans les ombres de
la cour. Pas âme qui vive. Sur le trajet, je me suis retourné à
chaque coin de rue. Personne ne me suivait. Je me suis faufilé à
travers mon trou, en pensant : «Je suis libre ! »
Le lendemain, de retour au ghetto, assis au bord d’un
trottoir, je regardais une fillette, de l’autre côté de la rue, qui se
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régalait de la morve lui coulant du nez, lorsqu’un cri familier a
retenti : « Gros lard ! Gros lard ! »
Je me suis précipité. Pas de doute, c’était Janina ! Accroupie
au beau milieu de la chaussée. S’égosillant. Faisant la nique à
Buffo. Le défiant dans une parfaite imitation de moi. J’ai
reconnu la lueur assassine dans l’œil du Bouse quand il s’est
approché de sa démarche pesante, postillonnant des bouts de
menthe, son énorme ventre tressautant.
Janina a hurlé. Ri. Fui. Je lui ai emboîté le pas. Au premier
carrefour, je l’ai poussée dans une ruelle. Quand Buffo est
arrivé, je lui ai jeté des pierres. Ses yeux ont traqué Janina, ses
doigts se sont recourbés. L’idée de cette brute la fourrant dans
le ballon mortel de sa panse m’était insupportable. Je me suis
rappelé Kouba et l’enterrement, au cimetière. Me tournant, j’ai
baissé mon pantalon et ai montré ma lune à Buffo. Il a rugi, et
j’ai dû me rhabiller tout en me sauvant.
Lorsque j’ai enfin rejoint notre cour, Janina était morte de
rire.
Je la haïssais de m’imiter en tout. Mes talents ne servaient
plus à rien, avec elle. Elle était collée à moi comme mon ombre.
À partir de ce jour, j’ai cessé d’embêter Buffo. Juste histoire de
la priver d’une chose à copier chez moi.
Cette nuit-là, j’ai eu beau dévaliser deux maisons, je n’ai
récolté que quelques pommes de terre germées et une boîte de
sardines. Encore une fois, Janina était restée au ghetto. J’ai
laissé tomber une patate par la fenêtre ouverte de l’orphelinat et
suis retourné à notre chambre, trébuchant au passage sur les
corps endormis dans l’escalier.
Une fois couché sur mon manteau, j’ai tendu le doigt vers
Janina. Rien. Je l’ai cherchée à tâtons. Elle n’était pas là ! Je me
suis assis. Une idée m’a effleuré, incroyable. Je suis resté assis
jusqu’à ce que j’entende la porte grincer. Seulement alors, je me
suis allongé. Je l’ai sentie qui m’enjambait pour gagner sa place
sur le plancher. J’ai sombré dans le sommeil.
J’avais posé deux patates et les sardines sur la table lorsque
j’étais rentré. Au matin, il y avait trois pommes de terre de plus
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et une crêpe.
Il en est allé ainsi nuit après nuit : de l’autre côté de
l’enceinte, au Paradis (à cause d’Enos, c’était ainsi que nous
appelions le reste de la ville), nous pillions cuisines, caves et
poubelles – séparément s’entend.
En bonne petite fille, Janina obéissait à son père : elle ne
m’accompagnait pas. Elle œuvrait en solitaire.
Il arrivait que nous nous croisions dans l’obscurité. Une
fois, nous nous sommes retrouvés à tourner ensemble dans la
porte tambour de l’hôtel du chameau bleu. Nous avons fait
semblant de ne pas nous voir. Une autre fois, nous nous
sommes presque cognés en fourrageant dans la même poubelle.
Au matin, la table était couverte de notre butin.
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