Même pas juif
Janina
mélangeait le sien au mien. Chaque jour, M. Milgrom me
remerciait. Pas elle, car il la croyait sagement endormie dans la
chambre. Elle n’en a jamais pris ombrage.
Pour mettre un terme à la contrebande, les Bottes Noires
ont expédié plus de patrouilles et de chiens dans le ghetto. La
nuit résonnait de tirs. De hurlements. Y palpitaient les lueurs
orangées des lance-flammes. Je n’avais pas peur. L’obscurité
n’avait pas disparu. Quant à Buffo, il semblait bien qu’il ne
sortait que le jour.
Une fois, nous étions tous deux endormis. Il avait été plus
difficile que d’ordinaire de trouver de la nourriture au Paradis la
nuit précédente, nous n’avions regagné la pièce qu’à l’aube.
Nous avons sommeillé un peu avant de ressortir ensemble.
Nous avons joué au mikado dans la poussière de la cour, puis
sommes partis écumer les rues. Comme d’habitude, je guettais
le moindre signe de Buffo ou de la vache mystérieuse, mais le
bourdonnement des mouches et la chaleur avaient fini par
éroder mon attention. J’étais somnolent. Titubant dans une
sente, je m’y suis affalé. Naturellement, Janina m’a suivi.
Quelques instants plus tard, je dormais.
J’ai été réveillé en sursaut par les braillements de Janina.
Un tas de haillons s’éloignait mollement, nu-pieds. Janina
récupérait son soulier, par terre.
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— Il a essayé de me voler ma chaussure, a-t-elle piaillé,
indignée.
— Il a cru que t’étais morte ! me suis-je esclaffé.
— Je suis pas morte ! a-t-elle hurlé à l’intention du tas de
guenilles.
Elle s’est rechaussée, me gratifiant d’un regard peu amène.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
J’ai suivi des yeux la direction de son doigt. Une cosse brune
d’où s’échappait des fibres blanches s’accrochait à ma chemise.
Tout à coup, le mot pour désigner cette graine, un mot que je ne
croyais pas connaître, est sorti tout seul.
— Du lait d’âne9, ai-je répondu.
Elle a arraché la cosse à mon vêtement. L’a portée à la
lumière. S’est caressé le nez avec en riant. A balayé les doux
flocons sur sa joue en fermant les yeux. L’a soulevée aussi haut
que possible en se mettant sur la pointe des pieds. L’a lâchée.
Elle s’est envolée dans le ciel.
— C’est elle, mon ange ! a-t-elle décrété.
Soudain, il y en avait partout autour de nous. Des flocons de
laiteron qui voltigeaient. J’en ai ramassé un dans les cheveux de
Janina.
— Regarde ! ai-je dit.
La plante poussait près d’un tas de décombres.
La seule vision d’une mauvaise herbe était enivrante. C’était
une touche de vert dans le désert du ghetto. Les cosses en forme
d’oiseaux explosaient, libérant leurs fibres qui s’envolaient.
Arrachant une des graines à sa tige, j’ai soufflé dans sa fente
bordée de soie, expédiant en une pluie de neige ascendante les
flocons restants qui se sont confondus avec les nuages.
9 Laiteron maraîcher (Sonchus oleraceus) : plante très courante aux tiges creuses, aux
feuilles minces, molles, dentelées et vert foncé, aux fleurs jaune d’or et à la sève
laiteuse. Dit aussi lait d’âne, liarge, palais ou laitue de lièvre, chardon blanc, chardon
du lièvre.
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HIVER
Une feuille morte a glissé sous la lumière de la lune tandis que
je me faufilais de l’autre côté du mur. J’ai retiré mon brassard.
Je savais que Janina était quelque part derrière moi. En cette
nuit au froid mordant, les rues de Varsovie étaient presque aussi
désertes que celles du ghetto, mais l’hôtel du chameau bleu
restait illuminé et chaud.
Alors que je tournoyais dans la porte tambour, un éclat de
cheveux roux a illuminé le hall. Effectuant un deuxième tour, je
me suis arrêté à l’intérieur. C’était Youri ! Il portait de beaux
vêtements – chemise blanche, pantalons noirs, chaussures. Je
l’ai observé un moment. Il vidait des cendriers dans une
poubelle à roulettes qu’il poussait çà et là dans le hall.
— Youri !
Il ne m’a pas entendu. Il s’est éloigné en direction d’un
couloir, à l’opposé de moi.
— Youri !
Je lui ai couru après. Quand je suis arrivé au fond du hall, il
avait disparu. J’ai continué mon chemin, inspectant les pièces
sombres donnant sur le corridor. Soudain, j’ai décollé du sol.
J’ai volé dans une des pièces. La porte s’est refermée en
claquant. Je n’y voyais goutte, mais j’ai
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