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Milena

Milena

Titel: Milena Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Margarete Buber-Neumann
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d’émerger inopinément d’on ne sait où. Même
lorsqu’elle était contente, son regard, ses yeux demeuraient enveloppés dans un
voile de deuil insondable – mais pas d’un deuil habituel, se rapportant à nos
épreuves quotidiennes ; les yeux de Milena disaient la peine de qui ne
connaît pas de délivrance et se sent étranger en ce monde. C’est cet aspect
insaisissable, par lequel elle s’apparentait à une Mélusine, qui me fit
entièrement tomber sous son charme – car elle demeurait toujours inaccessible. Tous
mes rêves se rapportant à Milena traduisent d’ailleurs cette situation
désespérée :
    Je suis sur une montagne, au milieu d’une route toute droite
et en pente ; elle est bordée, des deux côtés, de petites maisons, toutes
exactement semblables les unes aux autres. Au pied de ce coteau, la route en
rencontre une autre, à angle droit, en tous points identique, bordée elle aussi
de baraques. J’aperçois tout à coup Milena. Vêtue d’une longue robe de détenue,
elle avance sur la route du bas. Comme fascinée, paralysée par la crainte qu’elle
ne m’échappe à nouveau, je n’ose pas courir vers elle. Elle avance lentement
vers moi, mais son regard m’évite, elle ne veut pas me voir. Mon cœur bat la
chamade. J’ai à peine fait quelques pas dans sa direction que, déjà, elle se
dirige vers une maison située sur le côté gauche de la rue. Je crie :
« Milena ! » Mais aucun son ne sort de ma gorge. Je descends la
route en courant. Elle a disparu, la porte l’a avalée. Mais quelle porte ?
Ce sont toutes les mêmes. Je me précipite d’une maison à l’autre, d’une porte à
l’autre, les secoue, appelle, tambourine avec mes poings et finis par quitter l’endroit,
désespérée. Toutes ces portes me sont fermées…
    Perdre sa liberté ne signifie pas, pour autant, ne plus
avoir besoin d’amour. Au contraire, le désir de tendresse, le désir de la
présence consolatrice d’un être aimé devient plus puissant encore en captivité.
À Ravensbrück, les unes cherchaient le salut dans l’amitié de femme à femme, d’autres
parlaient beaucoup d’amour et d’autres encore poussaient leur fanatisme politique,
voire religieux, jusqu’aux limites de la compensation érotique.
    Les amitiés passionnées étaient aussi fréquentes parmi les
politiques que parmi les asociales et les criminelles. Simplement, les
relations amoureuses des politiques se distinguaient de celles des asociales ou
des criminelles le plus souvent en ceci : elles demeuraient platoniques, tandis
que les autres prenaient un tour ouvertement homosexuel. La direction du camp
réprimait ces relations avec une brutalité toute particulière. L’amour était
réprimé à coups de matraque. Je me souviens d’une scène particulièrement
bouleversante. Quelqu’un avait dénoncé une détenue, jeune, blonde, une de
celles qu’on appelait les « politiques couche-toi-là ». La
surveillante en chef Mandel voulut faire un exemple ; elle ordonna à la
pauvre fille de se dénuder le torse, sur l’allée du camp, devant toutes les
autres. Elle avait la poitrine couverte de suçons. Un tel spectacle ne pouvait
éveiller que la compassion.
    Dans les couples qui se formaient chez les asociales, l’une
des femmes adoptait habituellement un comportement masculin et l’autre une
attitude extrêmement féminine. Dans le jargon des asociales, celle qui adoptait
le rôle de l’homme était un « chouette mec » ; il importait qu’elle
ait de larges épaules, des hanches étroites et, si possible, les cheveux coupés
court. Elle parlait d’une voix rauque et imitait les gestes des hommes.
    J’ai entendu parler d’une affaire de prostitution au cours
de l’avant-dernière année d’existence de Ravensbrück, à une époque où un
certain chaos régnait déjà dans le camp. Il, ou plutôt elle, s’appelait Gerda, mais
se faisait appeler « Gert » et approvisionnait en amour de nombreuses
femmes. Mais elle ne le faisait pas par amour, et moins encore pour rien. Elle
se faisait payer. Tous les samedis et les dimanches, les femmes qu’elle
pourvoyait ainsi en chair fraîche remettaient, comme elles s’y étaient engagées,
leurs rations de margarine et de saucisse (elles n’étaient distribuées qu’en
fin de semaine) au fringant Gert.
    Il était rare que les détenues puissent voir les occupants
du camp de concentration pour hommes de Ravensbrück. Mais lorsque le hasard
voulait

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