Milena
avec cette
expression bornée, pleine de vigueur et de ruse à la fois, qui le caractérise. Il
était tondu sur le sommet du crâne. Son regard était tourné vers la baraque des
femmes devant laquelle se tenait une asociale. « Se tenait » n’est d’ailleurs
pas le mot qui convient, elle tortillait des hanches, se balançait d’un
mouvement aguicheur. D’un geste habile, elle avait retroussé cette sorte de sac
rayé qu’était la robe de détenue, la tenant serrée autour du ventre et des
hanches, si bien qu’on lui voyait les mollets jusqu’au genou. Et, mon Dieu, quels
mollets ! Minces comme des triques, couverts de boutons. Mais cela, elle l’avait
complètement oublié, à ce moment-là. Son attitude, son sourire débordaient d’assurance
féminine. Elle s’imaginait être en possession de tous ses attraits dont la faim
avait eu raison depuis bien longtemps. Et son adorateur avec son crâne rond, dans
sa bouche d’égout, la tête légèrement inclinée sur le côté, était emporté par
la passion et la trouvait, lui aussi, belle et désirable…
Je racontai cette scène à Milena. Elle était enthousiasmée, elle
ne trouvait rien de drôle à cette scène, au contraire. « Dieu merci, dit-elle
avec un profond soupir de bonheur, on ne peut tuer l’amour. Il est plus fort
que n’importe quelle barbarie ! »
*
Le prénom Milena veut dire en tchèque « amante »
ou « aimée » et, ce prénom semblant agir comme une prédestination, l’amour
et l’amitié allaient exercer leur empire sur toute sa vie, devenir son destin. C’est
à seize ans qu’elle tomba amoureuse pour la première fois. Ce fut un livre qui
l’entraîna dans cet amour précoce. Milena, lectrice acharnée, s’identifia à l’héroïne
d’un roman et, comme elle, s’amouracha d’un chanteur, Hilbert Vávra. Milena l’aimait
d’une grande passion, avec tout ce qui en découle, mais cette première
expérience fut une déception. Elle était trop jeune. La raison en est sans
doute aussi que son partenaire était un personnage insignifiant qui ne lui
donna aucunement la possibilité d’aimer selon ses capacités. Ce n’est que quelques
années plus tard qu’il lui fut donné de connaître le grand amour.
Milena était au concert ; elle était assise sur une
marche d’escalier, au premier rang, totalement absorbée par la partition. Elle
portait une robe de soirée mauve, comme si elle devait être reçue à la cour
royale. C’est alors que quelqu’un se pencha par-dessus son épaule pour lire la
partition. C’était Ernst Polak, et c’est ainsi qu’elle fit sa connaissance. L’amour
de la musique fut le terrain commun sur lequel ils se rencontrèrent. C’était là,
pour Milena, quelqu’un de son calibre. Ernst Polak, qui avait environ dix ans
de plus qu’elle, était un esprit d’une très grande finesse et manifestait cette
distance raisonnable vis-à-vis de tout ce qui est humain et qui appartient en
propre aux meilleurs représentants de la race juive. Cet amour offrit à Milena
la possibilité de vivre pleinement tout ce dont elle était capable, le bonheur
le plus intense comme la peine la plus profonde. Dans une lettre à Max Brod, Franz
Kafka écrit : « … Elle [Milena] est un feu vivant, comme je n’en ai
encore jamais vu, au reste un feu qui, en dépit de tout, ne brûle que pour lui
[pour Ernst Polak]. Avec cela, tendre, courageuse, intelligente à l’extrême, s’investissant
complètement dans le sacrifice, ou, si l’on veut, ayant tout acquis par le
sacrifice. Et lui, au demeurant, quel homme, pour avoir su éveiller un tel
mouvement. »
À Ravensbrück, Milena me fit une description amusante du
matin qui suivit sa première nuit d’amour avec Ernst Polak. Elle émit le
souhait que, pour couronner l’événement, ils aillent voir ensemble le soleil se
lever. Ernst Polak, pilier de café notoire, n’était pas précisément
enthousiasmé par une idée aussi meschuggene, comme il disait, aussi
folle, mais il fit contre mauvaise fortune bon cœur et soupira : « Qu’est-ce
qu’on ne ferait pas… » Au petit matin, ils gravirent une des collines des
environs de Prague ; Polak, soumis à un effort sportif inhabituel, geignait.
Il frissonnait dans la fraîcheur matinale et demandait toutes les deux minutes
si l’on en avait bientôt fini avec le soleil, faisait des remarques sardoniques
quant aux éventuelles conséquences néfastes de telles folies.
Lorsque Jan
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