Milena
à sa vitalité et à répondre aux espérances de ceux qui
admiraient tant ses dons. C’était le secret et la grandeur de cette femme que
de pouvoir s’enfoncer dans les profondeurs les plus abyssales, qu’il s’agisse
de celles de l’expérience, du rejet de la morale, du courage ou du désir de
savoir, et d’être capable de refaire surface, de retrouver le chemin d’une vie
normale, de s’assigner des tâches élevées et de les remplir.
Il n’y eut pas que la littérature de ces années pour former,
éduquer, mettre en train cette jeunesse ; elle fut aussi entraînée dans le
courant de l’émancipation des femmes. Il n’y avait là rien de surprenant :
un tel courant pouvait se développer, en Bohême, sur une toile de fond
particulièrement romantique. « Milena était pour moi l’incarnation de la
pionnière, note un de ses amis proches. Je l’ai toujours imaginée à cheval, un
revolver à la ceinture… » Cette image de Milena, on la dirait empruntée à
la légende de la « Guerre des femmes » dont se réclamait avec
insistance le mouvement d’émancipation des femmes de Bohême. Cette légende
raconte qu’il y a fort longtemps, sous le règne de la princesse Libuše, les
femmes et les jeunes filles de Bohême jouissaient d’une considération et d’un
respect particuliers. Mais Libuše, soucieuse de perpétuer sa dynastie, voulut
prendre époux. L’élu fut un simple paysan, Přemysl, plus connu sous le
surnom de « Přemysl le laboureur ». À la mort de la princesse, Přemysl
établit sa souveraineté sur la Bohême et c’en fut fini du pouvoir et de la
considération dont jouissaient femmes et jeunes filles. Elles tentèrent de
faire valoir leurs droits ancestraux, se défendirent, refusant de se soumettre
au nouveau prince et aux hommes. Puis, en proie à la colère, elles finirent par
abandonner le château de Přemysl, Vyšehrad, construisirent le leur au bord
de la Moldau, et lui donnèrent le nom de « Dĕvin » – le château
des femmes. Partant de cette place forte, ces amazones entreprirent de
combattre les hommes, par le glaive et par la ruse. Un jour sonna l’heure du
combat décisif à l’occasion duquel Vlasta, l’âme de la lutte, et quelques centaines
de femmes trouvèrent la mort. C’est ainsi que finit la légende de la guerre des
femmes.
L’écrivain Božena Nĕmcová * , qui vécut de
1820 à 1862 et dont on lit et apprécie aujourd’hui encore cet ouvrage
magnifique qu’est Grand-mère, fut l’une des femmes de Bohême les plus
remarquables, un des précurseurs du mouvement des femmes. Dans le cadre de son
activité littéraire, elle rassemblait également des contes populaires et des
légendes tchèques qu’elle transcrivait. On a comparé et l’on compare très souvent
Milena à Božena Nĕmcová et Kafka nota un jour, à propos de la manière dont
Milena écrivait :
« Je ne connais en tchèque qu’une musique de la langue :
celle de Božena Nĕmcová. La vôtre [celle de Milena] est différente, mais
elle s’y apparente par la décision, la passion, l’amabilité et surtout une
intelligence de voyante [8] . »
Le destin de ces deux femmes présente également beaucoup de
similitudes. L’une et l’autre ont brisé les règles de la morale bourgeoise, toutes
deux ont aimé, au cours de leur vie, avec toute la force de leur cœur, toutes
deux ont connu, à plusieurs reprises, de profondes déceptions, toutes deux se
sont orientées, pendant un temps au moins, vers la gauche radicale.
Par la suite, il y eut encore en Bohême bien d’autres femmes
remarquables qui, dans l’activité littéraire ou sociale, se frayèrent leur
propre voie. Mentionnons deux d’entre elles qui étaient apparentées à Milena, sa
tante Ružena et sa tante Marie, deux sœurs de son père. Marie Jesenská, la plus
jeune, accéda à la notoriété en publiant de nombreuses traductions de romans
anglais, notamment de Dickens et George Eliot. L’aînée, Ružena Jesenská * ,
occupe une place plus importante dans la littérature tchèque. Elle a joué un
rôle de premier plan dans la littérature féminine de son époque ; poète
lyrique au début de sa carrière littéraire, elle composa, dans l’esprit du
nouveau romantisme, des textes mi-sentimentaux mi-décadents, rappelant parfois
la chanson populaire. Puis elle passa à la prose et écrivit des romans d’amour
– faisant montre, dans ce genre, de meilleures qualités. Elle eut le courage
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