Milena
situe le soulèvement des protestants de
Bohême. Jan Jessenius était parmi les insurgés. Après la bataille de la
Montagne-Blanche, il fut emprisonné avec plus d’une vingtaine d’autres
dirigeants de l’insurrection et condamné à mort. On dit que, lorsque la peine
de mort fut prononcée contre lui, il déclara : « Vous nous traitez de
manière infâme et monstrueuse, mais sachez que viendront des hommes qui nous rendront
les honneurs en enterrant nos têtes que vous aurez outragées et exposées. »
On l’exécuta de façon particulièrement cruelle : avant de le décapiter, on
lui coupa la langue.
La femme aimante
« Milena, quel nom riche et dense ! si riche, si
plein, qu’on peut à peine le soulever ! et au début pourtant il ne me
plaisait pas beaucoup ; je voyais un Grec ou un Romain, égaré en Bohême, violenté
par les Tchèques, trompé sur la prononciation ; alors que c’est, prodigieusement,
par la couleur et la forme, une femme qu’on porte dans ses bras, qu’on arrache
au monde, ou au feu, je ne sais, et qui se presse dans vos bras, docile, confiante… » [9]
Un dimanche quelconque, le SS de garde se trouvait être
dans l’un de ses bons jours et il nous gratifia d’un peu de musique. Il brancha
la radio qui se mit à retentir dans le camp. Les haut-parleurs diffusaient la
Truite de Schubert. Comme ensorcelées, nous allions et venions au milieu de
milliers de femmes en costume rayé, marchant sur l’allée du camp aux accents de
la musique comme si nous participions à un gigantesque corso de revenants.
« Aurons-nous encore l’occasion d’aller au concert ? Entendrons-nous
encore la musique de Mozart ? » nous demandions-nous. Mais nous
sommes bientôt arrachées à ces pensées nostalgiques. À Ravensbrück, même la
promenade du dimanche est parsemée d’embûches. Tout à coup, en effet, une
surveillante se fraie un chemin entre les détenues et frappe brutalement l’une
d’entre elles. Que s’est-il passé ? Deux femmes, au défi du règlement, marchaient
en se tenant par le bras. Du coup, le charme est brisé, tout le plaisir que l’on
peut tirer de la musique et du soleil se trouve empoisonné. Comble de malheur, voilà
maintenant que les haut-parleurs diffusent, après Schubert, les marches nazies
exécrées. Nous avons les nerfs en pelote. Je veux retourner à la baraque, mais
Milena a une bien meilleure idée – même s’il faut pour cela braver résolument
le règlement. Elle veut passer à l’infirmerie, y prendre la clé de la salle de
soins. Nous pourrons nous y réfugier, personne n’aura l’idée de nous y chercher
un dimanche. Nous y parvenons et fermons la porte à clé derrière nous.
Les vitres opaques et striées étincellent et scintillent
comme la surface d’un lac gorgé de soleil. Nous sommes assises l’une à côté de
l’autre sur une table, les jambes ballantes, toute colère oubliée. Lorsque l’on
ne peut se mouvoir qu’au milieu d’une masse de gens, le fait de se trouver seul
dans une pièce est déjà, en soi, un grand plaisir. J’ai envie de chanter et
fredonne « In einem Bächlein helle… » .
C’est ce dimanche que Milena m’appela, pour la première fois,
« Tschelowjek bozi ». Ma connaissance du russe me permit d’en
comprendre parfaitement le sens et j’en tirai davantage d’embarras que de
ravissement. « Tschelowjek boži », que l’on peut traduire par « homme-dieu »,
est un concept tiré des romans de Dostoïevski. J’étais très gênée de voir
Milena me désigner ainsi, car je n’ai jamais vraiment pu comprendre que l’on
pût m’aimer, voire m’admirer. Comme je lui demandais ce qu’elle trouvait en moi
qui fût digne d’être aimé, Milena me répondit avec un sérieux total :
« Tu as la grâce d’aimer la vie à sa source même. Tu es forte et bonne
comme une terre fertile, comme une de ces petites madones bleues que l’on
trouve dans nos villages… »
Je ne savais pas, au début, ce qui m’attirait si puissamment
vers Milena, je croyais que c’était en premier lieu sa supériorité
intellectuelle. Mais je m’aperçus bientôt que c’était le mystère émanant de
toute sa présence physique qui me fascinait le plus. Milena n’avançait pas dans
ce monde d’un pas ferme, assuré. Elle se déplaçait en glissant. J’avais souvent
l’impression, en la découvrant de loin sur l’allée du camp, qu’elle venait tout
juste d’y faire son apparition,
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