Milena
chanson populaire devint le terreau de la poésie tchèque
du début du XX e siècle.
L’écrivain et journaliste allemand Franz Pfemfert * avait chargé l’écrivain pragois Otto Pick * de réaliser une
anthologie de traductions de poésie tchèque moderne pour le second recueil de
poésie qu’il voulait publier dans sa revue Die Aktion. Mais comme Otto
Pick venait d’être mobilisé dans l’armée autrichienne, les écrivains Jan Löwenbach
et Max Brod prirent en charge le travail rédactionnel de ce projet, tandis que
Rudolf Fuchs, Pavel Eisner * et Emil Saudek les conseillaient dans le
choix du matériel. C’est la raison pour laquelle Wilma était elle aussi venue
au Špičák, apportant avec elle de nombreux poèmes tchèques et consacrant, elle
aussi, ses vacances à ce travail. C’est tout naturellement que Milena se
joignit à elle ; et quand, un beau jour, Ernst Polak fit son apparition à
l’hôtel voisin, le Rixi, il fut, lui aussi, aussitôt intégré dans le cercle. Ils
allaient s’asseoir sur les pentes des prairies herbeuses ou à la lisière
ombragée des forêts au milieu des fraisiers odorants, totalement absorbés par
leur tâche commune. Ils choisissaient, dans la masse des poèmes dont ils disposaient,
ceux qui leur paraissaient appropriés, récitaient les textes de Stanislav K. Neumann,
Otakar Fischer * , Křička * , Šrámek, Březina * ,
débattaient, critiquaient, rejetaient ce qui ne leur convenait pas. Lorsqu’une
adaptation leur paraissait insatisfaisante, un nouveau traducteur entrait en
lice. Ernst Polak, jusqu’alors cantonné dans le rôle de l’éternel critique
théorique, se trouva soudain empoigné par la passion de l’adaptation. Un jour, il
s’esquiva, puis réapparut quelques heures plus tard dans la prairie avec la
traduction allemande du poème d’Otakar Fischer « Soir et âme », puis
la déclama à ses amis et critiques qui étaient tout ouïe.
Un matin, Wilma fut réveillée par des coups frappés à la
porte de sa chambre. Milena entra, vêtue d’une robe couleur d’héliotrope, un
gigantesque bouquet de lychnis dans les bras. Ses pieds nus étaient encore
humides de la rosée matinale des prés où elle avait cueilli ces fleurs pour les
offrir à Wilma. Elle sauta sur son lit, l’étreignit en murmurant : « Ernst
est venu me voir cette nuit ! » Elle rayonnait, elle était d’une
resplendissante beauté dans sa douce fatigue.
Cet épisode n’en resta pas là, au demeurant ; il eut un
épilogue qui fit un certain bruit. On savait au Prokop qu’Ernst Polak qui
logeait à l’hôtel voisin (le Rixi, établissement concurrent où descendaient les
Allemands et que méprisaient tant les Tchèques) ne craignait pas de se rendre
toutes les nuits dans la chambre de Milena. M. Prokop, un quadragénaire de
belle apparence, qui connaissait Milena depuis qu’elle était enfant, lui en fit
remontrance. Il admettait parfaitement, lui dit-il, ce genre de choses, mais
pas dans sa maison, et moins encore avec quelqu’un du Rixi. Mais en vieil ami
de Milena qu’il était, il garda la chose pour lui. En effet, Milena ne s’en
serait pas tirée à si bon compte si son père avait eu vent de l’affaire. Ne l’avait-il
pas précisément envoyée, exilée au Špičák pour l’éloigner de « ce
Juif », de Polak ?
Un an plus tard, Jan Jesensky eut recours à un moyen tout à
fait horrible pour mettre fin au scandale ; pour un patriote tchèque comme
lui, en effet, la liaison de sa fille avec un Juif allemand constituait le pire
des outrages imaginables. Il la fit enfermer dans une maison de santé pour
névropathes, à Veleslavin. Il obtint, pour cette entreprise plus que
draconienne, le soutien moral du médecin assermenté de la ville, le D r Procházka, père de Staša, par ailleurs généralement considéré comme un homme d’une
grande bonté. Mais comme il s’agissait en l’occurrence de soustraire sa fille à
l’influence de Milena, tous les moyens lui semblèrent bons, y compris l’internement.
Milena ne se doutait pas le moins du monde que son père
avait l’intention de lui ravir sa liberté. Le jour où on l’emmena de force, elle
avait rendez-vous avec ses amies pour aller se baigner sur une île de la Moldau.
Elles l’y attendirent en vain, puis elles virent arriver hors d’haleine Alice
Gerstel * , une amie intime de Milena, qui leur rapporta ce qui était
arrivé.
Comme on pouvait s’y attendre, Milena s’insurgea de
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