Milena
toutes
ses forces contre sa détention à Veleslavin. Elle était sans cesse en conflit
avec l’ordre intérieur de l’établissement. Elle souffrait le martyre. Dans une
lettre adressée par la suite à Max Brod et qui, bien évidemment, porte la
marque d’un profond ressentiment, elle brosse le tableau le plus sombre qui
soit de Veleslavin : « Très cher docteur, vous me demandez d’attester
que M.N.N. qui est interné à Veleslavin est victime d’une injustice. Je ne puis
malheureusement vous dire que très peu de choses précises, susceptibles de
valoir auprès des autorités – même si ce n’est pas l’envie qui m’en manque. J’ai
été à Veleslavin de juin 1917 à mars 1918 ; j’ai vécu là-bas dans le même
pavillon que lui ; tout ce que je pus faire pour lui, ce fut de lui prêter
quelquefois des livres – ce qui me valut d’être plusieurs fois jetée en cellule.
En fait, il n’a le droit de parler à personne. Si on le voit parler à quelqu’un,
fût-ce de la pluie et du beau temps, fût-ce en présence de l’infirmier, on
jette tout le monde en cellule et l’infirmier est renvoyé. » Et Max Brod
ajoute :
« Fait suite à ces remarques la description des
conditions désespérées auxquelles se trouvait réduit le détenu. Puis vient une
phrase caractéristique qui renvoie, peut-être à l’expérience propre de son
auteur : “La psychiatrie n’est une chose horrible que lorsqu’on en mésuse.
Elle peut décréter anormal n’importe quel comportement ; chaque mot
prononcé devient une arme entre les mains du tortionnaire. Je suis prête à
jurer que les choses se passent vraiment ainsi, que rien n’impose que M.N.N. vive
dans ces conditions. Mais le prouver – cela je ne le peux pas [12] .” »
Milena ne fit preuve ni de patience ni de résignation au
cours de son séjour à Veleslavin. Elle chercha le moyen de s’échapper – et
finit par le trouver. Une infirmière ne put résister à ses prières et finit par
lui procurer la clé d’une porte du jardin de l’établissement ; Milena s’esquivait,
allait rejoindre Ernst Polak aussi souvent qu’elle le voulait.
Au bout de neuf mois, Jan Jesensky comprit que sa décision
avait été vaine. On retira Milena de l’établissement, elle se maria et renonça
à tout soutien financier de la part de son père ; ce dernier, ne voulant
pas consentir à son mariage, rompit pour longtemps toutes relations avec sa
fille.
Au plus profond de l’abîme
« … Moi, Milena, moi, je sais à fond que tu as
raison quoi que tu fasses… Qu’aurais-je à faire avec toi si je ne le savais ? »
« De même qu’il n’est pas au fond de la mer le
moindre endroit qui ne soit constamment soumis à la plus forte pression, de
même en toi ; mais toute autre vie est une honte [13] … »
En 1918, Milena partit avec Ernst Polak pour Vienne. Ce n’est
sans doute pas d’un cœur léger qu’elle prit la décision de quitter Prague ;
elle aimait cette ville de tout son cœur, ses rues étroites et ses petites
places idylliques, ses cafés et les petits bistrots de la vieille ville. Milena
avait besoin de l’atmosphère de Prague comme de l’air qu’elle respirait, elle
était attachée par toutes les fibres de son cœur au paysage de sa patrie, la
Bohême.
Les premiers temps, elle vécut à Vienne avec Polak dans une
misérable chambre meublée, Nussdorferstrasse ; par la suite, ils s’installèrent
dans un appartement sombre de la Lerchenfelderstrasse. Milena ne put jamais
vraiment s’acclimater à cette ville, elle y sombra dans la solitude. À cela s’ajoutaient
les crises ininterrompues qui secouaient son ménage. J’ignore quelle était la
part de responsabilité de Milena dans le développement de ces tensions. Certains
de ses traits de caractère étaient des plus dangereux pour un mariage. Elle
pouvait être d’une ironie mordante, elle pouvait blesser douloureusement. Mais
Polak, lui aussi, avait ses côtés négatifs ; il était arrogant et dépourvu
d’égards, infatué, autoritaire. Mais, en fin de compte, on peut supposer que la
cause de l’échec de leur mariage fut autre : comme beaucoup d’autres de
ses compatriotes de Bohême de l’époque, Polak était un adepte des « voies
nouvelles de l’amour » qui impliquaient, pensait-il, le droit à une
entière liberté sexuelle. À Prague, déjà, il avait, outre sa relation avec
Milena, de nombreuses autres liaisons. Qu’une femme lui plût,
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