Milena
à ceux d’autres poètes. Au reste, le catholicisme
de Werfel, greffé sur ses origines juives, la faisait sourire. Il est tout à
fait possible que ce jugement dépréciatif lui ait été en partie inspiré par les
tensions croissantes qui affectaient sa relation à Ernst Polak, lequel était
très proche de Werfel ; il se peut que, de ce fait, elle ait eu des
difficultés à se former une opinion objective sur Werfel. Dans une de ses
lettres, Franz Kafka essaie d’atténuer la partialité de ce jugement. Il écrit :
« Qu’en est-il, Milena, de votre science des hommes ?
Je l’ai déjà plusieurs fois mise en doute ; par exemple, à propos de
Werfel, dans une lettre où vous parliez de lui ; car on y sentait bien l’amour
avec le reste, peut-être même seulement l’amour, mais un amour fait d’une
méprise ; or, indépendamment de tout ce qu’est Werfel, si on ne retient
que le reproche d’épaisseur (qui me semble d’ailleurs injustifié, tous les ans
je trouve Werfel plus beau et plus aimable, il est vrai que je ne le vois que
très peu), ne savez-vous donc pas qu’il n’y a que les gros pour être dignes de
confiance [14] ? »
Très souvent, Polak arrivait dans leur chambre, au milieu de
la nuit, accompagné de ses amis de café. Milena, qui était la plupart du temps
déjà endormie, devait alors se lever et, emmitouflée dans une robe de chambre, elle
écoutait, fatiguée, ses hôtes débattre des questions philosophiques les plus
saugrenues. Un certain nombre de visiteurs restaient alors sur place pour
dormir, l’un d’eux ayant la singulière manie de s’enrouler dans les tapis. C’était
un autre genre de bohème que celle qu’elle connaissait à Prague et à laquelle
elle avait appartenu. Peut-être aussi demeurait-elle simplement isolée parce qu’elle
était malheureuse, toujours triste et chavirée. Un jour qu’elle prenait place à
la table de ses amis au café Herrenhof, Franz Blei lança d’un ton caustique :
« Regardez un peu Milena, elle ressemble aujourd’hui encore à six volumes
de Dostoïevski ! »
Milena était dépourvue de tout ce qui caractérisait les
femmes et les jeunes filles de Vienne, l’insouciance, la coquetterie faite de
charmes et de grâces. Milena était belle, mais d’une beauté qui tenait à
distance. Il n’y avait en elle rien d’arrondi, de douillet. Sa physionomie
était celle d’une sculpture de l’ancienne Égypte. Son visage délicat n’était
pas gracieux, elle n’avait ni joues de rose ni bouche capiteuse. Sa peau d’un
éclat mat était toujours un peu blême. On se trouvait captivé par la force de
son regard bleu, pénétrant ; ce n’était pas le contraste avec ses cils et
sourcils sombres qui lui donnait sa coloration particulière, mais son propre
rayonnement. Sa bouche sensuelle faisait contraste avec son menton énergique. Elle
donnait l’impression d’être réfléchie, sûre d’elle-même, rien en elle ne
semblait indiquer qu’elle ait besoin qu’on la protège ou l’entoure – et
pourtant, c’est à cela qu’elle aspirait vraiment.
Voici le portrait que brosse l’écrivain Willy Haas de la
Milena de cette époque : lorsqu’un de ses amis exprimait un vœu, lorsqu’elle
sentait qu’il était tout entier possédé par cette aspiration, elle n’hésitait
pas un instant : il fallait lui procurer ce qu’il convoitait si ardemment.
C’était là un trait original de Milena : elle avait la capacité de se
couler intensément dans les sentiments d’un autre, si bien que ce que l’autre
désirait impétueusement la poussait à agir sur-le-champ. Un jour, Willy Haas
avait un besoin urgent d’une chambre car il venait de tomber amoureux. Milena
le tira aussitôt d’affaire. Elle lui procura, pour sa première nuit d’amour, la
chambre d’une de ses connaissances proches. Mais elle n’en resta pas là. Tout à
son désir de combler pleinement son ami, elle orna la pièce d’une grande
quantité de fleurs, la transformant tout simplement en une sorte de forêt
vierge exotique. Elle n’avait alors très souvent même pas assez d’argent pour s’acheter
de quoi manger à sa faim. Ce qui veut dire qu’elle avait dû emprunter la somme
importante que représentait tout ce décorum floral. C’était là, pour Milena, la
rançon la plus naturelle de l’amitié. Au reste, elle escomptait que ses amis
manifestent à son égard tout autant de dévouement et de serviabilité – ce qui
était
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