Milena
il jetait
aussitôt son dévolu sur elle. Pour Milena, il allait de soi qu’elle se devait
de faire preuve de largeur d’esprit. Elle se forçait à croire que les droits
que revendiquait son mari étaient fondés. Elle affectait d’être au-dessus de
tout cela, mais ce n’était qu’un masque qui dissimulait un profond désespoir. Comment
pouvait-il en aller autrement ? Elle était jeune, passionnée et amoureuse
de Polak ; comment donc aurait-elle pu séparer le physique du psychique ?
Peu à peu, Milena perdit de son assurance, elle commença à douter que Polak l’aimât,
à croire qu’il en avait assez d’elle. De terribles accès de jalousie la
submergeaient, elle s’efforçait de reconquérir son amour auquel elle avait tant
sacrifié. Elle recourait, pour ce faire, à tous les moyens, consentait sans
cesse à de nouveaux sacrifices, fussent-ils des plus maladroits.
Ernst Polak fréquentait à Vienne le séminaire privé du Pr
Schlick qui appartenait au courant philosophique dit néo-positiviste. Polak
travaillait à un doctorat. Les adeptes du néo-positivisme adoptaient une
attitude radicalement antireligieuse et se déclaraient partisans d’une forme de
philosophie politique ou de politique philosophique. Sous l’égide du philosophe
Otto Neurath, le séminaire privé (qui s’appelait aussi le « cercle de
Vienne ») devint un mouvement universitaire auquel se ralliaient des
étudiants animés d’une véritable ferveur. Un jour, l’écrivain Félix Weltsch * ,
une vieille connaissance pragoise de Polak, le rencontra à Vienne ; Polak
lui parla de ses études, du doctorat auquel il travaillait. La manière dont il
parlait du séminaire incita Weltsch à lui demander avec étonnement :
« Mais bon sang, qu’êtes-vous, dans cette université, un ordre religieux ? »
Et Polak de répondre aussitôt d’un ton décidé : « Exactement ! Nous
sommes un ordre religieux ! »
Ernst Polak avait sa table d’habitué au café Herrenhof et, presque
chaque jour, il y restait avec ses amis jusqu’à une heure avancée de la nuit. Tel
était alors l’usage, aussi bien à Vienne qu’à Prague. La vie intellectuelle se
déroulait dans les cafés ; on y trouvait les écrivains, les poètes, les
philosophes et les peintres qui y passaient des demi-journées, voire des
journées entières devant une simple tasse de café, puisant l’inspiration dans le
bruit du jeu de billard qui montait de l’arrière-salle, se mêlant au vacarme de
la rue et au brouhaha des conversations des tables voisines. C’est ainsi que
Polak, mais aussi Milena, fréquentaient Franz Werfel (ils faisaient déjà partie
de son cercle à Prague), ainsi que Franz Blei * , Gina et Otto Kaus, le
psychanalyste Otto Gross * , Friedrich Eckstein, Hermann Broch * ,
Willy Haas et bien d’autres encore.
La coutume était, parmi le cercle des écrivains, de se raccompagner
les uns les autres à la maison – on prolongeait jusqu’à l’infini les
discussions, on n’en finissait jamais de parler. Mais à des heures aussi
avancées de la nuit, il n’y avait plus de moyens de transport et l’on allait à
pied. Ce plaisir durait souvent, dans cette ville fort étendue qu’est Vienne, jusqu’à
l’aube, et on se raccompagnait fréquemment d’un bout de la ville à l’autre. Un
jour, il se mit à pleuvoir à verse tandis que Milena, Werfel et Eckstein se
raccompagnaient mutuellement. Ils arrivaient tout juste à la maison de Werfel
et celui-ci, sur le ton de la plaisanterie d’abord, puis de façon de plus en
plus insistante, se mit à presser Milena de passer la nuit chez lui. Lorsqu'Eckstein,
qui se tenait, très embarrassé, sur le pas de la porte, le vit saisir le bras
de Milena pour tenter de l’entraîner, malgré sa résistance, dans la maison, il
perdit toute contenance ; il ne savait quelle attitude adopter face à cet
assaut passionné de Werfel. C’est avec soulagement qu’il vit le rire reprendre
le dessus et l’affaire s’arranger ainsi ; chacun finit par rentrer pour de
bon chez soi.
Curieusement, Milena n’avait pas très haute opinion de Franz
Werfel en tant qu’écrivain. Quand elle était encore à Prague, il est vrai, elle
avait été profondément impressionnée par ses premiers recueils de poésie, Der
Weltfreund, Wir sind et Einander ; mais, par la suite, l’ascension
météorique de Werfel ne lui sembla pas toujours entièrement justifiée si l’on
comparait ses talents et ses succès
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