Milena
rarement le cas. Milena savait tout naturellement accepter, voire exiger,
tout autant qu’elle savait donner sans retenue.
Willy Haas revint de la Première Guerre mondiale avec huit
cents couronnes de solde et put, contre toute attente, encaisser l’intégralité
de cette somme à son retour. Lorsqu’ils avaient appris que la guerre était
terminée, la plupart des soldats avaient tout simplement jeté ou brûlé les bons
leur donnant droit à cet argent, fermement convaincus qu’ils étaient que ce n’étaient
là que chiffons de papier sans valeur. Haas, lui, les avait conservés à tout
hasard au fond de sa poche. Il reçut, après son retour à Vienne, la visite de
Milena et lui raconta, tout rayonnant de joie, son coup de chance. Aussitôt, Milena
le pria avec insistance de lui en donner la moitié ; elle en avait, dit-elle,
absolument besoin. Et comme il hésitait quelques instants, elle lui arracha l’argent
des mains sans autre forme de procès. Le premier mouvement de Willy Haas fut la
fureur. Puis, après un moment de réflexion, sa grande colère céda la place à
une profonde confusion. Comment, se demanda-t-il, avait-il pu être aussi
mesquin, hésiter une seule seconde avant d’accéder à la demande de Milena ?
Il se sentait humilié. Milena lui avait infligé une bonne leçon.
Dans la postface qu’il rédigea aux Lettres à Milena de Franz Kafka, Haas écrit : « … Elle [Milena] faisait parfois penser
à une aristocrate du XVI e ou du XVII e siècle, à l’un de
ces caractères que Stendhal a empruntés aux chroniques italiennes anciennes
pour les transposer dans ses propres romans, tels que la duchesse de Sanseverina
ou Mathilde de la Mole, passionnée, hardie, froide et intelligente dans ses
décisions, mais dépourvue de scrupules dans le choix des moyens lorsqu’il s’agissait
de satisfaire aux exigences de sa passion – et, dans sa jeunesse, c’est presque
toujours de telles exigences qu’il s’agissait. Comme amie, elle était
inépuisable, inépuisable en bonté, inépuisable en expédients – dont on se
demandait souvent avec perplexité comment elle les trouvait, mais aussi
inépuisable dans ses exigences à l’égard de ses amis – chose qui, d’ailleurs, paraissait,
aussi bien à elle qu’à ses amis, des plus naturelles… Elle détonnait
considérablement dans le climat de promiscuité érotique et intellectuelle qui
était celui d’un café littéraire viennois en ces temps déréglés d’après 1918 – et
elle en souffrait [15] … »
*
Au cours de ces terribles années viennoises, Milena s’efforça
par tous les moyens de devenir autonome. Mais c’était là une entreprise
périlleuse et difficile puisque, n’ayant jamais achevé ses études, elle n’avait
pas de métier. Sa première source de revenus fut les cours de tchèque qu’elle
dispensait, pour l’essentiel à des industriels dont les usines et les biens se
trouvaient en Tchécoslovaquie après le démembrement de l’Empire autrichien et
qui s’efforçaient d’apprendre la langue du nouvel État. Elle comptait aussi
parmi ses élèves l’écrivain Hermann Broch. Ces cours de langue étaient, au début,
sa seule source de revenus et parfois, quand elle touchait vraiment à la misère,
quand Ernst Polak ne lui donnait pas un sou pour leur ménage, elle allait tout
simplement à la gare centrale de Vienne et offrait ses services aux voyageurs
comme porteur, elle traînait des valises. Mais aucun travail, quel qu’il fût, n’était
susceptible d’ébranler son assurance ; c’étaient les tourments moraux qui
l’accablaient toujours plus. Elle ne pouvait surmonter le choc qu’elle avait
éprouvé lorsque son père l’avait rejetée, elle ne pouvait supporter les
humiliations qu’Ernst Polak lui infligeait jour après jour. Profondément
blessée, elle tournait désespérément en rond, ne trouvant pas d’issue à son
désarroi, sentant le sol se dérober sous ses pieds. Lorsque Kafka lui écrit, par
la suite : « Toi qui demeures vivante, vraiment vivante jusqu’en de
tels abîmes… », l’expression « abîme » doit être prise au sens
littéral.
Milena croyait qu’elle avait perdu tout attrait pour Polak
parce qu’elle était toujours mal habillée et ne pouvait donc rivaliser avec ses
élégantes égéries. Mais comment aurait-elle pu s’habiller, alors qu’elle n’avait
même pas assez d’argent pour se nourrir correctement ? Une de ses amies, dont
les
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