Milena
vous
aient blessée [19] »,
ce qui indique, à l’évidence, qu’il avait critiqué la traduction de Milena ;
ce sont ces critiques qui amenèrent Milena à le rencontrer. Kafka et Milena se
connaissaient dès avant la rencontre décisive – ils appartenaient tous deux, à
Prague, aux mêmes cercles littéraires. C’est ce qu’indique à nouveau une des
premières lettres de Kafka où il écrit :
« Je m’aperçois tout à coup que je ne me rappelle au
fond aucun détail particulier de votre visage. Seulement votre silhouette, votre
costume, au moment où vous êtes partie, entre les tables du café ; de cela,
oui, je me souviens [20] . »
Kafka, chez qui les médecins avaient diagnostiqué une
affection pulmonaire, faisait alors une cure à Merano. Milena s’y rendit. Elle
évoque cette rencontre, sans toutefois mentionner le nom de Kafka, dans un
petit livre publié en 1926 et intitulé le Chemin de la simplicité. Le
chapitre où il est question de Kafka porte ce titre : « Malédiction
des qualités éminentes. » Elle y défend l’idée que les êtres parfaitement « corrects »,
sans défauts, ne sont souvent, en rien, les plus sympathiques, mais au
contraire fréquemment dangereux et mauvais ; tandis que ceux qui ont ce qu’il
est convenu d’appeler des défauts leur sont souvent bien supérieurs en
tolérance et en bonté. Elle range dans la catégorie des « individus
corrects » son propre père, parlant d’elle-même, chose intéressante, comme
de son « fils » ; elle écrit : « Mon père n’a pas
menti une seule fois de sa vie, et c’est là une chose extraordinaire. Mais s’il
devait arriver une fois à son fils d’embrouiller la vérité, ce ne serait pas
une raison pour l’injurier et le traiter de fieffé menteur ! Mais le père,
tout à la fierté que lui inspire son amour de la vérité, grisé par les
compliments qu’il se décerne à lui-même, est à ce point impitoyable qu’il eût
peut-être mieux valu, pour l’éducation de son enfant, qu’il ait dû mentir, ne
fût-ce qu’une fois dans sa vie. Il ne traiterait pas son enfant aussi
cruellement qu’il le fait aujourd’hui [21] . »
À l’homme aux « qualités éminentes », Milena
oppose dans ce texte l’homme véritablement bon, c’est-à-dire pour elle Franz
Kafka. Elle écrit : « Je crois que l’homme le meilleur que j’aie
jamais connu était un étranger que j’ai très souvent rencontré en société. »
Il n’est pas douteux que l’« étranger » dont elle parle est Kafka, qui
était tout à la fois allemand et juif ; la suite du chapitre le montre, puisqu’elle
y rapporte à la fin une histoire dont Kafka lui-même lui a parlé dans une de
ses lettres. Elle poursuit : « Personne ne savait grand-chose de lui,
et les gens ne le tenaient pas pour une personnalité extraordinaire. Un jour, quelqu’un
porta contre lui une accusation quelconque et il ne se défendit point. Il avait
un visage si honnête, si viril… l’accusation portée contre lui était de taille ;
je ne voulus pas y prêter foi. Cela me faisait un mal infini que cet homme
jeune au visage franc, aux yeux tranquilles, au regard si direct, ait pu
commettre quelque chose d’aussi laid. J’ai donc décidé de m’enquérir de ce qui
s’était vraiment passé. Je découvris alors qu’il ne s’était pas défendu parce
que cela l’aurait obligé à révéler une action infiniment belle et noble qu’il
avait commise et dont tout autre n’aurait pas manqué de faire étalage – même si
l’occasion ne s’en était pas présentée. Je n’avais jamais vu rien de semblable.
Je me rendis compte par la suite qu’il était en fait l’être le plus remarquable
que j’aie rencontré et, de toute ma vie, rien ne m’a autant touchée que les
petites incursions qu’il m’a été donné de faire dans son cœur. Il était d’une
noblesse infinie, mais il le cachait, comme s’il avait honte, je crois, d’être
meilleur que les autres. Il était incapable de faire quoi que ce soit qui eût
révélé ce qu’il était vraiment ; ce qu’il faisait de beau, il le faisait
silencieusement, timidement et craintivement, secrètement, en cachette – vraiment
en cachette, et jamais de façon que l’on ait seulement l’impression que c’était
en cachette. À sa mort – il était trop bon pour ce monde, et cette banalité ne
me fait pas peur, elle est ici à sa place –, j’ai lu dans l’un de ses
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