Milena
les lignes. Elle n’apprend rien de neuf, même à moi qui n’ai
pourtant jamais eu de lettre de ton père entre les mains. Il est aimable et
tyrannique ; il croit qu’il doit être tyrannique pour satisfaire aux
exigences du cœur. La signature n’a vraiment rien de particulier, c’est celle
du despote typique ; il n’y a d’ailleurs au-dessus lito et strašnĕ
smutné [25] , c’est tout dire.
« Mais ce qui t’effraie, c’est peut-être la
disproportion entre ta lettre et la sienne ? Que te dire ? Je ne sais
pas ce que tu as écrit ; mais pense à la disproportion qu’il y a aussi
entre son empressement “tout naturel” et ton “inconcevable” entêtement.
« As-tu des doutes sur la réponse à faire ? Ou
plutôt “as-tu eu” ? puisque tu dis que maintenant tu saurais ce que tu
dois dire. C’est curieux. Si tu avais déjà fait cette réponse et que tu me
demandes : “Qu’ai-je répondu ?”, je te dirais sans hésiter ce que tu
as répondu à mon sens.
« Évidemment, entre ton mari et moi il n’y a aucune
différence aux yeux de ton père, cela ne fait pas l’ombre d’un doute ; pour
un Européen, nous faisons figure de nègres dans une parfaite égalité ; mais,
indépendamment du fait que tu ne peux rien dire de certain à ce sujet en ce
moment, pourquoi cela devrait-il entrer dans la réponse ? Et pourquoi
serait-il nécessaire de mentir ?
« Je crois que tu ne peux que répondre ce que dirait
nécessairement à ton père quelqu’un qui ne verrait que ta vie, qui serait
aveugle à tout autre spectacle, qui la regarderait le cœur battant ; nulle
“proposition” n’a de sens, nulle “condition ferme et précise” ; Milena vit
sa vie et n’en pourra vivre d’autre. Cette vie est triste, sans doute, mais
après tout aussi “saine et paisible” que celle qu’elle aurait eue au sana. Milena
ne vous demande qu’une chose, qui est de vous en rendre compte ; elle ne
demande rien d’autre, surtout pas d’“organisation”. Elle vous demande
uniquement de ne pas vous raidir et vous éloigner d’elle, mais d’obéir à votre
cœur et de parler avec elle comme on parle à un être humain, aussi humain qu’on
peut l’être soi-même. Si vous y parvenez un jour, vous aurez effacé de sa vie
beaucoup de “tristesse” ; elle n’aura plus lieu de vous faire “peine” [26] . »
*
Milena était un être pétri de contradictions. En elle, la
tendresse féminine s’alliait à une détermination toute masculine. Elle était
chaste, pudique et risque-tout à la fois. Sans doute sut-elle très vite que son
amour pour Kafka était sans avenir. Mais quel est l’amoureux qui renoncerait à
espérer ? Qui ne continuerait pas à se battre ? Voici ce qu’on peut lire
dans une lettre de Kafka :
« Ne dites pas que deux heures de vie sont plus a
priori que deux pages d’écriture [27] … »
C’est donc qu’elle l’a dit et qu’elle l’a pensé aussi. Dans une autre lettre, Kafka
écrit :
« Et maintenant Milena t’appelle d’une voix qui pénètre
aussi fort dans ton cœur que dans ton cerveau… elle [Milena] est comme la mer, forte
comme la mer avec ses masses d’eau ; quand elle se méprend, elle se rue
aussi avec la force de la mer, quand l’exige la morte lune, la lointaine lune
surtout. Elle ne te connaît pas et c’est peut-être parce qu’elle pressent la
vérité qu’elle veut que tu viennes [28] . »
Kafka craignait l’influence magique de la lune lointaine sur
les femmes.
Il vint une seconde fois de Prague. Les amants se
rencontrèrent à la frontière austro-tchécoslovaque, à Gmünd. Sans doute Milena,
qui, en se mariant avec Ernst Polak, était devenue autrichienne, n’avait-elle
pas obtenu de visa d’entrée pour sa patrie tchèque. Les temps étaient troublés.
Mais elle ne trouva aucune plénitude à Gmünd. Son amour n’y connut pas la
satisfaction physique. Dans une de ses lettres, Kafka s’efforce de trouver une
explication :
« De Gmünd non plus je ne parlerai plus, tout au moins
intentionnellement, je pourrais en dire beaucoup de choses, mais elles
reviendraient toutes au fond à constater que le premier jour de Vienne n’aurait
pu être meilleur même si j’étais parti le soir ; Vienne a même eu encore
en plus cette supériorité sur Gmünd que j’y suis arrivé mort d’épuisement et d’anxiété,
au lieu qu’à Gmünd j’étais venu sans le savoir, tant j’étais sot, avec une
assurance
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