Milena
parents étaient aisés, connaissait ses soucis. Désireuse de l’aider, elle
inventa un expédient des plus dangereux. Elle déroba à ses parents un bijou de
valeur, le vendit et remit l’argent à Milena. Celle-ci l’employa, pour l’essentiel,
à payer les dettes de Polak – dettes qu’il contractait impudemment en compagnie
d’autres femmes et que, plus impudemment encore, il demandait à Milena d’acquitter.
Mais le reste de l’argent, elle se le réserva. Elle était en proie à une idée
fixe : elle voulait mettre Polak à l’épreuve. On allait voir, pensait-elle,
s’il l’aimait encore vraiment ou s’il en avait tout simplement assez d’elle
parce qu’elle allait toujours vêtue de la même robe misérable. Il fallait qu’elle
sache si Polak était, tout bonnement, capable d’aimer. Elle courut les magasins
et s’entoura d’une magnificence telle qu’elle n’en avait jamais connu jusqu’alors ;
elle acheta les plus belles chaussures, la robe la plus élégante, le chapeau le
plus excentrique. Ainsi métamorphosée, elle courut au café Herrenhof, y entra
et se dirigea, le cœur battant, vers la table où Ernst Polak trônait au milieu
de ses amis et amies, comme chaque jour. Tout allait se jouer à cet instant :
la remarquerait-il, ou bien ne prêterait-il aucune attention à son arrivée, comme
d’habitude ? Lorsqu’elle s’approcha de la table, Polak se retourna et dit
d’un ton plein d’admiration : « Eh bien, Milena, comme tu es élégante,
aujourd’hui ! » Elle fit un pas dans sa direction et lui administra
une gifle retentissante. « Tu n’en reviendras pas, quand tu sauras d’où me
vient cette élégance ! », lui lança-t-elle.
Les conséquences de ce vol ne purent être étouffées qu’à
grand-peine et toute la responsabilité en retomba sur Milena, car c’était pour
elle que la jeune fille avait volé. À l’isolement s’ajoutait alors le mépris
que Milena sentait peser sur elle. Il ne se trouva pratiquement personne pour
la comprendre et lui pardonner. Confrontée à cette situation sans issue, elle
se mit en quête de consolation, ne trouvant personne pour lui offrir une épaule
où poser sa tête et pleurer tout son saoul. Plongée dans cette crise psychique,
elle recourut à la drogue. L’un des amis de son mari, cet hôte occasionnel qui
avait l’habitude de dormir enroulé dans les tapis, lui fournit de la cocaïne.
Dans une de ses lettres, Kafka y fait allusion. Il évoque
une conversation avec une de ses connaissances du nom de Stein et qui, arrivant
de Vienne, lui rendit visite à Prague :
« Hier, j’ai reparlé avec ce Stein. C’est un de ces
êtres avec lesquels on est injuste. Je ne sais pourquoi on se moque de lui. Il
connaît tout le monde et sait le privé de chacun ; avec cela discret, et
des jugements prudents, intelligemment nuancés, respectueux ; qu’ils
soient trop nettement vaniteux, trop naïvement, ne fait qu’accroître son mérite,
quand on connaît bien le caractère des gens secrètement vaniteux, voluptueusement
vaniteux, criminellement. J’ai attaqué sur Haas, glissé sur Jarmila, j’en étais
un instant après à ton mari, et finalement… Il n’est d’ailleurs pas vrai que j’aime
entendre parler de toi ; pas du tout ; c’est ton nom seulement que j’aimerais
ne cesser d’entendre tout le jour. Si je lui avais posé des questions, il m’aurait
beaucoup parlé de toi comme il m’avait parlé des autres ; comme je ne lui
demandais rien, il s’est contenté de constater avec une affliction sincère que
tu ne vivais presque plus, que tu étais minée par la cocaïne (comme j’ai été
heureux que tu vives, à ce moment-là) ! Il a d’ailleurs ajouté, avec sa
prudence et sa modestie habituelles, qu’il n’avait été témoin de rien, qu’il ne
faisait que répéter des ouï-dire [16] . »
Il est difficile pour un être vivant aussi passionnément que
Milena (elle disait d’elle-même qu’elle n’était qu’un paquet de sentiments) de
domestiquer ses instincts impétueux et de s’imposer une discipline. Elle finit
néanmoins par y parvenir et c’est là sa grandeur. Elle entreprit une activité
qui correspondait à ses capacités, s’essaya à des traductions en tchèque et
écrivit ses premiers articles. Au début, il ne s’agissait sans doute que d’une
nouvelle tentative de sortir de la misère financière. Mais elle finit par se
trouver empoignée par ce nouveau travail,
Weitere Kostenlose Bücher