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Milena

Milena

Titel: Milena Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Margarete Buber-Neumann
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journaux
intimes la description d’une scène qui remonte à sa jeunesse ; je crois
bien n’avoir jamais rien vu de plus beau. Voici cette scène : un jour (il
était encore enfant et très pauvre), sa mère lui donna une pièce de vingt
hellers. Il n’avait jamais eu encore une telle somme, c’était donc là un très
grand événement. Cet argent, il l’avait gagné, ce qui donnait d’autant plus d’importance
à l’affaire. Il sortit pour s’acheter quelque chose et rencontra une mendiante
qui avait l’air si pauvre qu’elle lui inspira un terrible effroi ; il se
trouva aussitôt empoigné par le désir violent de lui offrir sa pièce de vingt
hellers. Mais à cette époque, une pièce de vingt hellers représentait encore
une petite fortune pour une mendiante ou un petit garçon. Il redoutait les
louanges et les remerciements dont le submergerait la mendiante, il redoutait d’attirer
ainsi l’attention ; il décida donc de changer sa pièce, se procura, en
échange, dix kreuzers. Puis il s’en fut donner un kreuzer à la mendiante, fit
le tour du pâté de maisons, revint par l’autre côté, lui offrit un second
kreuzer, et ainsi de suite, dix fois, lui donnant ses dix pièces, n’en conservant
pas une seule pour lui-même. Puis il s’effondra en sanglots, totalement épuisé
par la tension mentale à laquelle l’avait contraint cette action.
    « Je crois que c’est là le plus beau conte que j’aie
jamais entendu et, après l’avoir lu, je me suis promis de m’en souvenir jusqu’à
ma mort [22] . »
    C’est à Merano, en 1920, que Kafka et Milena commencèrent à
s’aimer. Les lettres de Kafka qui ont été conservées témoignent de la violence
de cet amour, de sa dimension tragique. Je fus, lorsque je les lus, le cœur
battant, submergée par les souvenirs de Milena. Tout ce qu’on peut y lire sous
la plume de ce poète béni des dieux est unique, exceptionnel. Milena était
telle que la voyait Kafka, elle était l’amante. L’amour était pour elle
la seule chose qui soit véritablement grande dans la vie. Elle sentait, éprouvait
si intensément qu’elle pouvait s’abandonner totalement, aux plans moral, physique
comme spirituel. Elle ignorait toute vaine pudeur et considérait que ce n’était
pas une honte de ressentir intensément. L’amour était pour elle quelque chose
de clair, d’évident. Elle n’avait jamais recours à quelque artifice féminin que
ce soit ; elle ignorait le jeu et la coquetterie. Amante, elle avait ce
don rare qui consiste à deviner les sentiments de l’autre ; elle pouvait
même, plusieurs jours après, décrire à son partenaire l’enchaînement de
sensations qui l’avaient traversée et emportée à un instant donné. « On ne
sait rien d’un être avant de l’avoir aimé », me dit-elle un jour.
    Les rares témoignages écrits de Milena concernant Franz
Kafka qui nous sont demeurés disent sa connaissance unique, profonde, du génie
de Franz Kafka, mais aussi de sa tragique faiblesse constitutionnelle.
    Milena a vingt-quatre ans – mais la vie lui a déjà été amère
et l’a précocement mûrie ; elle est pourtant une femme jeune, pleine de
force et « plutôt terre à terre », comme elle l’écrivit elle-même. Elle
aime Franz Kafka, est amoureuse de son « visage honnête et viril », de
ses « yeux tranquilles au regard si direct » ; lorsque, en 1920,
Wilma Lövenbach vient lui rendre visite à Vienne, elle lui demande :
« Connais-tu Franz Kafka ? », et Milena de répondre :
« Oui, c’est un homme beau ! »
    Elle submerge celui qu’elle aime de lettres et de
télégrammes et, plus il est hésitant, plus elle exige sa présence de manière
impérieuse. Quatre jours de bonheur échoient aux amants. « Les marronniers
étaient en fleur », se rappelait-elle, lorsqu’elle évoqua pour moi cet
épisode. Il semble pourtant que ce soit lors de cette rencontre que s’amoncelèrent
les premiers nuages sur leur amour. Si Milena n’avait été, comme elle l’affirme
par la suite dans une lettre à Max Brod, qu’une « femmelette », cet
épisode viennois aurait vraisemblablement mis un terme à leur amour.
    Mais Milena, si forte, si jeune, Milena avec sa « force
qui donne la vie » n’était pas liée et apparentée à Kafka par l’amour
physique seulement.
    « Les plus belles de toutes tes lettres, lui écrit-il (et
les plus belles c’est beaucoup dire, car elles sont dans leur ensemble et

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