Milena
dans
chacune de leurs lignes ce qui m’est arrivé de plus beau dans la vie), ce sont
celles dans lesquelles tu donnes raison à ma “peur” tout en essayant de m’expliquer
pourquoi je ne dois pas l’avoir. Car moi aussi, même si j’ai parfois l’air d’être
son avocat soudoyé, je lui donne probablement raison au plus profond de
moi-même, que dis-je ? Elle compose ma substance et c’est peut-être ce que
j’ai de meilleur. Et comme c’est ce que j’ai de meilleur, c’est peut-être aussi
l’unique chose que tu aimes en moi. Que pourrait-on en effet trouver d’autre à
tant aimer en ma personne ? Mais elle, elle est digne d’amour.
« Tu m’as demandé une fois comment je pouvais dire “bon”
ce samedi que j’ai passé avec l’angoisse au cœur ; c’est bien facile à
expliquer. T’aimant ( et je t’aime, tête dure, comme la mer aime le menu
gravier de ses profondeurs ; mon amour ne t’engloutit pas moins ; et
puissé-je être aussi pour toi, avec la permission des cieux, ce qu’est ce
gravier pour la mer !) ; t’aimant, j’aime le monde entier ; ton
épaule gauche en fait partie ; non, c’est la droite qui a été la première
et c’est pourquoi je l’embrasse s’il m’en prend fantaisie (et si tu as l’amabilité
de la dégager un peu de ta blouse) ; ton autre épaule en fait aussi partie,
et ton visage au-dessus du mien dans la forêt, et ton visage au-dessous du mien
dans la forêt, et ma tête qui repose sur ton sein presque nu. Et c’est pourquoi
tu as raison de dire que nous n’avons déjà fait qu’un ; ce n’est pas cela
qui me fait peur, c’est au contraire mon seul bonheur, mon seul orgueil, et je
ne le limite pas à la forêt.
« Mais justement, entre ce monde du jour et cette “demi-heure
au lit” dont tu m’as parlé une fois, dans une lettre, avec mépris, comme d’une
histoire masculine, il y a pour moi un abîme que je ne puis franchir, probablement
parce que je ne le veux pas. De l’autre côté, c’est affaire de la nuit ; à
tous égards, dans tous les sens, c’est une affaire de la nuit ; ici c’est
le monde, et je le possède ; et il faut que je saute dans la nuit, de l’autre
côté de l’abîme, si je veux en reprendre possession ? Peut-on prendre
demain possession d’une chose ? N’est-ce pas la perdre ? Ici est le
monde que je possède et je passerais de l’autre côté pour l’amour d’un philtre
inquiétant, d’un tour de passe-passe, d’une pierre philosophale, d’une alchimie,
d’un anneau magique ? Pas de ça, j’en ai affreusement peur.
« Vouloir attraper par magie, en une nuit, hâtivement, la
respiration oppressée, perdu, possédé, vouloir, dis-je, attraper par magie ce
que chaque jour donne aux yeux ouverts ! (“Peut-être” ne peut-on pas avoir
d’enfant autrement, “peut-être” les enfants sont-ils aussi magie, laissons la
question pour l’instant.) C’est pourquoi j’ai tant de gratitude (et pour toi et
pour tout) et c’est pourquoi aussi il est samozřemjé [23] que je trouve auprès de toi la plus grande inquiétude en même temps que la plus
grande paix, et la suprême liberté en même temps que la suprême contrainte, pourquoi
aussi, l’ayant compris, j’ai renoncé à toute autre vie. – Regarde-moi dans les
yeux [24] . »
Toute sa vie durant, Milena souffrit de sentiments de
culpabilité, se méprisant chaque fois qu’elle subissait un échec. Elle ne
surmonta jamais la douleur que lui inspira sa rupture avec son père. À l’époque
de ses amours avec Kafka, cette blessure qui ne devait jamais guérir était
encore grande ouverte et la tourmentait sans relâche. Qui aurait pu mieux
comprendre une telle douleur que Kafka qui, toute sa vie durant, souffrit dans
ses rapports avec son père ? Désireux de lui montrer combien il la comprenait,
il fit lire à Milena sa Lettre au père. Pourtant, la relation perturbée
de l’un et de l’autre au père était très différente. Le lien de Milena à son
père se fondait sur le sentiment, en ce sens il était plus fort et plus
douloureux que celui de Kafka au sien ; une des lettres qu’il adressa à
Milena montre d’ailleurs qu’il ne comprend pas vraiment son déchirement :
« Je ne comprends ton désespoir à propos de la lettre
de ton père que s’il renaît à chaque détail qui te rappelle l’enfer de vos
rapports, un enfer déjà bien ancien. Cette lettre ne t’apprend rien de neuf, même
en lisant entre
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