Milena
elle retrouva son chemin, devint
créative. Elle envoya ses petits feuilletons à Prague, à son amie Staša qui
était devenue collaboratrice du journal Tribuna. Dévorée d’impatience, elle
attendit la réponse, car ses premières productions journalistiques lui
semblaient fort mauvaises, affreusement sentimentales. Pourtant, elles furent
acceptées. Milena était fière de se voir imprimée et plus qu’heureuse de
pouvoir prendre sa part au financement du ménage – chose qu’Ernst Polak
trouvait d’ailleurs des plus naturelles. Il lui arriva pourtant, une fois, de
commettre une énorme maladresse à l’occasion d’une scène de ménage. Tout à son
souci de s’affirmer face à son mari, elle évoqua ses succès journalistiques et
lui montra ses articles. Polak les lut et éclata d’un rire sonore. Milena en
fut mortifiée jusqu’au tréfonds d’elle-même.
La plupart des articles qu’elle écrivait alors étaient
autobiographiques ; l’un d’entre eux montre bien quels étaient, à l’époque,
ses sentiments et avec quel courage elle s’efforçait d’en finir avec son
malheur. Elle y écrit : « Ô vous les petites routes qui courent au
loin derrière la ville, vous les chemins à travers champs d’où l’on entend, au
lointain, le carillon vespéral ! Comment ne nous rendriez-vous pas heureux ? !
Croyez-moi, il n’est pas une douleur au monde que l’on ne puisse anesthésier en
parcourant à grands pas une route de campagne inconnue. Toute peine est
supportable sur une route de campagne. Une, deux, une, deux – et voici la
douleur qui monte en pulsations régulières, une, deux, une, deux. La douleur
est encore aux prises avec les pieds, le cœur, lui, manque encore de courage, cela
fait mal, mais les pieds disent : Regarde le monde ! Regarde le monde !
Et voici que le cœur tout convulsé s’ouvre lentement, il bat la chamade, déborde
puis se calme et, bercé, assoupi par la marche, peut soudain rire de nouveau. Ce
sont les pieds qui ont réduit à néant la douleur, elle est morte, regarde le
monde, regarde le monde. Mais maintenant, il ne faut pas rester en place, pas
maintenant, car tu retomberais aussitôt dans le désespoir. Continue, toujours, des
heures durant, jusqu’à épuisement. Si ensuite tu t’immobilises, si tes pieds se
taisent, alors peut-être, dans le silence qui s’étend autour de toi, trouveras-tu
– je ne puis, bien sûr, te le promettre – deux ou trois larmes [17] … »
Franz Kafka et Milena
« Ou le monde est bien petit, ou nous sommes
gigantesques, en tout cas, nous le remplissons » [18]
Avant même de me parler de sa relation avec Kafka, Milena me
raconta, un soir que nous faisions les cent pas dans la lumière blafarde du
crépuscule, entre les baraques grises du camp, l’histoire du voyageur de
commerce Gregor Samsa – la Métamorphose. La version que m’en donna alors
Milena – je devais m’en apercevoir plus tard – était des plus personnelles. À l’en
croire, elle était le voyageur de commerce, Samsa l’indécis, le méconnu
qui, métamorphosé en un gigantesque cafard, est tenu caché par sa famille car
elle a honte de lui. Dans le récit qu’elle m’en fit, elle s’étendit tout
particulièrement sur la maladie du cafard, décrivant dans le détail la manière
dont on finit par le laisser crever, seul, avec sa blessure sur le dos, pleine
d’ordure et de parasites.
C’est en 1920, à Vienne, que Milena lut les premières
nouvelles de Kafka. Dès cette époque, elle prit conscience du génie du poète
dont elle devait vénérer l’œuvre sa vie durant. Elle considérait la prose de
Kafka comme ce qu’il y avait de plus accompli. On peut imaginer que pendant ses
années viennoises son propre malheur l’a rattachée avec une particulière
intensité aux textes de Franz Kafka. C’est vraisemblablement pour cette raison
qu’elle conçut le projet de les traduire.
Elle osa se lancer dans cette entreprise alors que sa connaissance
de la langue allemande était encore imparfaite. Elle fut ainsi la première
traductrice en tchèque de textes comme le Chauffeur, le Verdict, la Métamorphose et Contemplation.
À Ravensbrück, Milena m’indiqua allusivement comment avait commencé
sa relation amoureuse avec Kafka. Elle avait envoyé une traduction à sa maison
d’édition et reçu une réponse personnelle de l’auteur. Dans la première des
lettres qu’il lui adressa, il évoque la possibilité que « ces lettres
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