Milena
grandiose, comme s’il ne pouvait plus jamais rien arriver ; je
me présentais comme un propriétaire d’immeubles. Il est étrange que malgré l’inquiétude
qui ne cesse de m’agiter, je puisse avoir cette lassitude de posséder, et qu’elle
soit peut-être même mon vrai défaut en ce domaine et en bien d’autres [29] . »
Et, beaucoup plus tard, le 18 janvier 1922, Kafka note dans
son journal :
« Qu’as-tu fait du sexe dont tu as reçu le don ? On
dira finalement qu’il a été gâché, et ce sera tout. Mais il aurait pu
facilement ne pas l’être… M. a raison : le malheur, c’est la peur [30] … »
Dans une lettre de Milena à Max Brod, remarquable par sa
clairvoyance et la sûreté du jugement qu’elle y exprime concernant l’homme qu’elle
aime, elle tente d’expliquer pourquoi Kafka a peur de l’amour. Elle écrit :
« Il me faudrait des jours et des nuits pour répondre à
votre lettre. Vous vous demandez à quoi cela peut-il tenir que Frank ait peur
de l’amour ? Moi, il me semble que les choses se présentent différemment. Pour
lui, la vie est quelque chose de totalement différent de ce qu’elle est pour
les autres ; avant tout, l’argent, la Bourse, le marché des changes, une
machine à écrire sont pour lui des choses totalement mystiques (et il est vrai
qu’en réalité, elles le sont, c’est seulement pour nous autres qu’elles ne le
sont pas), ce sont là pour lui les énigmes les plus étranges, qu’il n’approche
absolument pas de la même façon que nous. On aurait tort de croire, par exemple,
qu’il considère son travail de fonctionnaire comme l’exécution normale, habituelle
d’une charge. Pour lui, le bureau – y compris le sien – est quelque chose d’aussi
énigmatique, d’aussi digne d’admiration que l’est une locomotive pour un petit
enfant.
« Il est incapable de comprendre la chose la plus
simple qui soit. Êtes-vous déjà entré avec lui dans un bureau de poste ? Il
faut le voir rédiger un télégramme et chercher en hochant la tête le guichet
qui lui convienne le mieux, il faut le voir aller, sans comprendre le moins du
monde le pourquoi et le comment de tout cela, d’un guichet à l’autre jusqu’à
finir par aboutir au bon… Il faut l’avoir vu payer, prendre sa monnaie, la
recompter, découvrir qu’on lui a donné une couronne de trop, la rendre à l’employée
assise derrière le guichet. Puis il s’éloigne lentement, recomptant une fois
encore et, arrivé en bas, à la dernière marche, il s’aperçoit qu’en fait la
couronne qu’il a rendue lui appartenait. Et le voici donc, désemparé, qui se
balance d’un pied sur l’autre, et se demande que faire. Retourner ? La
chose est difficile, avec toute cette foule qui se presse là-haut. “Alors
laisse tomber”, lui dis-je. Mais il me regarde d’un air épouvanté. Comment cela,
laisser tomber ? Ce n’est pas d’avoir perdu une couronne qui le préoccupe,
mais que ce n’est pas bien d’agir ainsi.
« Comment peut-on laisser les choses en l’état ? L’affaire
l’occupe longuement, il ne cesse d’en parler. Il est fort mécontent de moi. Et
ce manège se répète dans chaque magasin, chaque restaurant, chaque fois qu’il
rencontre une mendiante – sous des formes différentes. Une fois, il donna une
pièce de deux couronnes à une mendiante et lui demanda de lui rendre une
couronne. Elle dit qu’elle n’avait pas de monnaie. Nous sommes donc restés
plantés là deux bonnes minutes, à réfléchir à la conduite qu’il convenait d’adopter.
Tout à coup, il se dit qu’il peut bien lui laisser les deux couronnes. Mais à
peine a-t-il fait quelques pas qu’il se montre fort contrarié. Et c’est le même
homme qui, bien évidemment, me donnerait d’enthousiasme et sur-le-champ vingt
mille couronnes si je les lui demandais. Mais si je lui demandais vingt mille
et une couronnes et que cela nous obligeât à trouver un endroit où faire la monnaie,
et que nous ne sachions pas où le faire, alors il se demanderait sérieusement
comment résoudre le problème de cette couronne qui ne devrait pas me revenir. Son
attitude crispée face à l’argent est la même que vis-à-vis de la femme. Il en
va de même pour sa peur du bureau. Il m’est arrivé une fois de lui télégraphier,
téléphoner, écrire, de l’implorer au nom de Dieu de venir me rejoindre pour un
jour. Je l’ai supplié à deux genoux. J’en avais très besoin alors. Il n’a
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