Milena
l’autre et Schaffgotsch se détourna d’elle.
Un jour que nous parlions des hommes, à Ravensbrück, Milena me dit amèrement et
avec une intonation autocritique : « Ce fut toujours mon destin de n’avoir
jamais pu aimer que des hommes faibles. Aucun d’entre eux ne m’a, en fait, prise
en charge, ou même simplement dorlotée. C’est la punition qu’encourt une femme
lorsqu’elle a trop d’initiative. C’est une chose que les hommes n’aiment que
peu de temps, même ceux qui sont faibles. Après la femme indépendante, ils en
cherchent une autre, une petite poupée fragile qui fait la moue, s’assied sur
le canapé, les mains sur les genoux, et les regarde d’un air admiratif. La
plupart de celles qui m’ont succédé étaient de ce genre. C’est ainsi que je vis
se transformer miraculeusement mes hommes dépourvus de tout sens pratique, immatures
– mais tellement spirituels. Pour leur nouvelle femme, ils montaient et
dévalaient les escaliers, cherchaient des logements, couraient d’un bureau à l’autre,
se procuraient des papiers, écrivaient des lettres officielles. Ils
commençaient même à gagner de l’argent. »
Mariage et maladie
« Qu’au nom de cette prétendue loi vous refusiez d’être
plainte est chose toute naturelle En ce qui me concerne, je crois bien à votre
loi, mais je ne pense pas qu’elle domine votre vie de façon si purement cruelle,
sélective et définitive ; c’est l’expérience, sans doute, qui vous l’a révélée,
mais ce n’est qu’une des expériences de la route, et la route n’a point de fin. » [42]
Au cours de l’été 1926, la nouvelle génération du Manes, l’association
des artistes plasticiens, organisa une excursion à Zbraslav à laquelle Milena
fut également invitée. On se retrouva dans le centre ville, au siège de l’association
des artistes, le nouveau bâtiment du Manes. C’était aussi bien le lieu de
rencontre quasi quotidien de nombreux artistes. On se voyait dans les salles d’exposition,
au restaurant, ou encore au café qui était très apprécié à cause de sa terrasse
surplombant le fleuve et d’où l’on découvrait un superbe panorama. La maison Manes
passait alors pour le centre culturel de Prague, le cœur du progrès.
En ce jour estival, donc, tous les invités montèrent sur le
petit vapeur de plaisance asthmatique, le Primator Dittrich, et la
joyeuse promenade commença, en remontant la Moldau. Lentement, voici la ville
qui disparaît ; on voit encore la silhouette élevée, massive du Hradschin
et, sur l’autre rive, le Petřin (Laurenziberg), avec ses bosquets
verdoyants. Le fond de l’air est doux, estival, l’eau polie comme un miroir et,
sur une rive du fleuve s’élève, dressé sur un rocher escarpé, le Vyšehrad (Přemyslidenburg)
tout entouré des légendes remontant à l’époque de la princesse Libuše. Puis les
rives du fleuve deviennent un peu plus étales et l’on voit alterner les
nouveaux quartiers de la ville qui s’étend sans cesse avec d’horribles zones
industrielles. Mais déjà, voici qu’à droite et à gauche de la Moldau, le
paysage devient campagnard. Sur une colline, se dresse la petite église de Zlíchov
et une vallée profondément échancrée permet de découvrir un nouveau paysage.
Le petit bateau dépasse en toussotant la vieille auberge de
Chuchle qui constitue le but obligatoire des sorties des familles ouvrières et
petites-bourgeoises de Prague. Se rappelant l’époque d’avant la Première Guerre
mondiale, Milena décrit avec tendresse ce type de restaurant et ses frondaisons :
« Dans le jardin se dressent des marronniers touffus, des lampions de
papier se balancent au vent, la fanfare de quelque régiment d’infanterie fait
de la musique, un peu plus loin, monte le grondement sourd du jeu de quilles… Aux
tables de bois sont assis nos honnêtes artisans, avec leurs femmes et leurs
filles, de jeunes vendeurs viennent danser dans le jardin, sur la piste de bois
abritée du jardin, avec leurs souliers vernis et leurs vestes à épaulettes
droites. On a peine à imaginer comme ils dansent bien, avec quelle passion, comme
animés d’une flamme divine ; leurs doigts raidis se tiennent à distance
réglementaire de la taille de leur partenaire, afin d’éviter de salir leur robe
de leurs mains suantes. Les traits de crayon se succèdent sur leurs dessous de
bock jusqu’à ce que le soleil décline sur les cimes des marronniers, que les
lampions
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