Milena
leur appartement, Milena et Jaromir invitèrent toute
la cohorte de leurs amis à une soirée. Au cours de la fête, l’un des invités s’agenouilla
devant la maîtresse de maison et déclama sur un ton mi-pathétique, mi-ironique :
« Sois remerciée, ô Milena, pour n’avoir pas fait de cet appartement un
établissement modèle respirant l’hygiène… » C’était ainsi que l’on désignait
alors de façon péjorative la mode qui se répandait des appartements aménagés
dans un esprit excessivement moderne.
*
Dans la mémoire de Milena, le souvenir des premières années
passées avec Jaromir s’apparentait à un vol libre de tout souci. « Lorsque
j’y repense, disait-elle, c’est comme si je n’avais fait, alors, que danser. »
Pour la première fois de sa vie, peut-être, elle trouvait dans cette union un
bonheur pur, elle découvrait un amour harmonieux.
Milena attendait un enfant. Sa vie, son amour s’en
trouvaient comblés. Mais elle ressentit des douleurs dès les premiers mois de
sa grossesse et alla demander conseil à un médecin réputé, ami de son père. Celui-ci
l’écouta amicalement, mais négligea de l’examiner et la rassura d’un ton
paternel : « Allons, ma petite dame, ne soyez donc pas si douillette,
tout cela va passer… » Milena était toute confuse. Mais son état ne s’améliorait
pas, elle souffrait, tout en se gardant bien de retourner consulter le médecin.
Au huitième mois de sa grossesse, elle partit en vacances dans les montagnes
avec Krejcar, dans l’espoir d’y retrouver la santé. Soucieuse de se prouver à
elle-même et de montrer à Jaromir qu’elle était forte et pas le moins du monde « douillette »,
désireuse, pour ainsi dire, de forcer la main à sa santé, elle se baigna dans l’eau
froide d’un lac de montagne. Peu après, elle était prise de frissons, d’une
forte fièvre, et se trouva pratiquement paralysée. Il fallut la ramener à
Prague en ambulance. Le diagnostic tomba : septicémie. Elle était
assaillie de douleurs insupportables. Krejcar fit prévenir le père de Milena
qui arriva à la hâte. Le souci que lui inspirait l’état de sa fille fit
resurgir l’amour paternel enfoui dans les profondeurs de son être. Il ne
quittait pas son chevet et, tout à son souci d’apaiser ses effroyables souffrances,
il lui administrait de la morphine en permanence. Milena donna le jour à une
petite fille, mais elle n’avait plus la force de s’en réjouir. Les médecins
auxquels son père avait fait appel considéraient son état comme désespéré.
Milena croyait qu’elle allait mourir et elle le dit à son
père. La conversation entre le père et la fille qui suivit montre combien la
haine qui imprégnait cette relation la privait de toute issue. Jan Jesensky
demanda à Milena ce qu’il conviendrait de faire de l’enfant après sa mort :
il n’était pas possible, affirmait-il, de la confier à un gaillard aussi
insouciant que son père. Il lui conseillait donc de prendre des dispositions
afin que l’enfant lui revienne et qu’il pourvoie, lui, à son éducation. Milena,
qui se croyait à l’agonie, lui répondit alors sans hésitation : « Plutôt
que vous donner cet enfant, cher père, pour que vous en fassiez un être aussi
malheureux que vous avez réussi à me rendre moi-même, je préférerais donner l’ordre
qu’on le jette dans la Moldau ! »
Dans cette situation désespérée, pourtant, le père de Milena
avait montré combien il aimait sa fille. Mais, toute reconnaissante et
bouleversée qu’elle fût, Milena ne pouvait franchir l’abîme qui les séparait.
Elle ne mourut pas. Elle se rétablit lentement, mais son
genou gauche, atteint de multiples métastases articulaires, perdait peu à peu
toute flexibilité. Constatant qu’elle était atteinte de thromboses profondes, les
médecins n’osèrent pas faire bouger sa jambe à temps et son père, en homme de
la profession, comprit que si l’on perdait davantage de temps, Milena
demeurerait estropiée pour le restant de ses jours. Il fit donc venir
quelques-uns de ses collègues, des spécialistes, et leur demanda d’essayer de
lui plier la jambe sous narcose. On y parvint. Ce succès bouleversa Jan
Jesensky, l’emplit d’un tel bonheur qu’il sauta au cou d’un des médecins, au
bord des larmes. Milena qui, à cet instant, émergeait de l’anesthésie, n’en
crut pas ses yeux.
Après avoir passé plus d’un an sur un lit d’hôpital,
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