Milena
s’allument et que les étoiles montent au-dessus des arbres [43] … »
Le lit du fleuve s’élargit et, jusqu’à l’embouchure de la
Berounka, un affluent de la Moldau qui serpente entre les pâturages et les
taillis d’aulnes, s’étendent des deux côtés des prairies en fleurs. Une chaîne
de collines boisées accompagne le fleuve, épousant toutes ses sinuosités.
Sur le pont du navire règne une gaieté exubérante et rieuse.
On danse sur la musique d’un gramophone éraillé. Une heure et demie après le
départ, l’on aperçoit la puissante façade baroque du château de Zbraslav. On
est arrivé. Le docteur Vancura, le médecin de Zbraslav, se tient sur le ponton,
il est venu saluer les voyageurs ; c’est un écrivain de talent qui sera, par
la suite, exécuté par les nazis. Plutôt que d’aller visiter le château et la petite
ville, on court vers le bac rudimentaire et l’on gagne l’autre rive où se
trouve l’agréable auberge Závist, avec son joli jardin, ses tilleuls en fleur ;
on s’installe confortablement devant un café, une bière, des sandwiches. Seul
un petit groupe, dont fait partie Milena, a envie de marcher et part découvrir
les environs. Un chemin creux conduit à travers une épaisse forêt de feuillus
jusqu’à un grand parc ombragé ; à travers les branches inclinées jusqu’au
sol d’un gigantesque hêtre rouge, on aperçoit la façade rose, allongée, gracieusement
élancée et de proportions remarquables du château de l’archevêque. On admire l’architecture
de cette œuvre du XVII e siècle, construite à l’emplacement d’un
ancien couvent dont le rayonnement politique était, autrefois, très important. Au
pied de la colline s’étend un paysage fleuri, avec ses villages opulents, ses
champs qui ondoient à l’horizon, ses prairies et ses étangs entourés au loin de
chaînes de collines couvertes de forêts bleutées.
La promenade terminée, on s’en va rejoindre les autres à l’auberge.
Milena connaît bien plusieurs des artistes qui se trouvent là, comme
Hoffmeister * , l’ami de Staša, caricaturiste plein d’esprit, et qui, à
ce moment-là, écrit avec Staša le petit livre intitulé Bon Voyage. Mais
la plupart de ceux qui se trouvent là, elle les rencontre pour la première fois,
après toutes ces années passées à l’étranger. Elle fait à cette occasion la
connaissance de Karel Teige * , secrétaire du groupe d’avant-garde Devĕtsil,
le meilleur théoricien d’un groupe d’architectes modernistes dont plusieurs prennent
part à l’excursion. Ces jeunes architectes font presque tous partie du Bauhaus
de Dessau et chacun d’entre eux est, dans son domaine, un grand talent. Mais le
plus doué de tous est l’architecte Jaromir Krejcar * .
Tous ne tardent pas à le remarquer : Jaromir n’a d’yeux
et d’oreilles que pour Milena. Il sait depuis longtemps qui elle est. Qui, à
Prague, aurait pu ne pas entendre parler d’elle, la nouvelle étoile qui monte
au firmament du Národní Listy ? Il connaît ses articles, surtout
ceux qu’elle a consacrés à la culture de l’habitat. Il sait donc qu’ils sont en
accord concernant le goût artistique moderne : tous deux prônent le chemin
de la simplicité, et c’est la première chose qui les lie. À cela s’ajoute l’auréole
de mystère qui entoure Milena paraissant pour la première fois dans ce cercle. Son
long séjour à l’étranger est insolite. Elle parle de Vienne, de Dresde. Jaromir
l’écoute, totalement captivé, et succombe à la magie de sa beauté et de son
intelligence. Le soir tombe. On redescend la Moldau par le dernier bateau. Dans
la fraîcheur du soir, sous la lueur des étoiles, le groupe se met à chanter. Tout
de suite après la petite église de Zlíchov surgissent les premières lumières de
Prague. Ils débarquent et tout le groupe se dirige vers le café habituel du Manes,
tout près de la sobre Mühlturm, et qui s’enfonce dans la Moldau comme l’étrave
d’un bateau. Il faut maintenant boire quelque chose pour se réveiller. Mais
Milena n’en a pas besoin, elle est, de toute façon, ivre, ivre de bonheur, amoureuse
de Jaromir.
Plus tard dans la nuit, lorsque tous se séparent, il l’accompagne
de l’autre côté du fleuve, vers la Kleinseite où se situe la vieille maison qu’elle
habite, bordée de sombres allées de verdure. Milena a peur d’un nouvel amour. Mais
peut-être pourrait-elle, « comme le faisaient les autres »,
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