Milena
–
mais elle ne pénètre pas en profondeur… »
Parlant d’elle-même, elle écrit : « Il existe des
gens singuliers, des gens qui aiment davantage une rivière, une forêt, une
maison forestière et une allée de peupliers lorsqu’ils les voient seuls. Ce
sont des gens qui, lorsqu’ils sortent, ne veulent jamais arriver nulle part. Ils
vont sans but à travers bois et champs, comblés par le calme, les senteurs
campagnardes, les nuages et la solitude. Ce n’est même pas que ces gens ont un
sentiment particulier de la nature, car ils se promènent avec le même enthousiasme
dans les rues de la grande ville, lorsqu’il pleut et que les lumières se
reflètent sur l’asphalte humide, c’est avec le même enthousiasme qu’ils
observent, la nuit, les étranges figures que dessinent au plafond les lumières
de la ville. Ce sont les mêmes qu’un livre de Stendhal peut tout autant
transporter qu’un soir où le gris et le bleu se confondent dans un paysage de
neige.
« J’aime la vie, celle qui enchante, qui émerveille, qui
rayonne, sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, les jours
ordinaires comme les jours de fête, en surface comme en profondeur [41] … »
*
Un jour, à Ravensbrück, l’occasion se présenta pour Milena
de me parler de la Guerre des salamandres, de l’écrivain tchèque Karel Čapek * .
Il s’agit d’une utopie plutôt sinistre dont elle me fit le récit. Un jour, un
vieux marin trouve dans l’océan Pacifique quelques salamandres fort
intelligentes et qui présentent une étonnante similitude avec les hommes. Le
capital international commence alors à employer ces animaux pour des tâches
élémentaires, à exploiter leur force de travail. Mais les salamandres s’intéressent
de façon croissante à l’activité des hommes et à leur environnement technique
sophistiqué, elles observent avec leurs gros yeux de poisson ce que les hommes
ont produit et s’approprient avec une rapidité surprenante leurs aptitudes
techniques. Il s’avère bientôt que les salamandres y parviennent d’autant plus
facilement que leur cerveau n’est pas très développé, qu’elles ne pensent pas, que
rien ne les détourne du travail. Elles réussissent donc rapidement à imiter la
civilisation humaine, et, comme elles se reproduisent plus vite que les hommes,
elles en viennent rapidement à manquer d’espace vital. Elles déclarent la
guerre aux hommes !
Nous eûmes l’occasion, au camp de concentration, de vérifier
l’ampleur du danger que signalait Čapek. Ce fut une véritable leçon de
choses : il y avait là une jeune Russe tout à fait primitive qui
travaillait à l’atelier de couture des SS ; préposée à la machine à coudre
les boutons, elle parvenait à des résultats fantastiques, réalisant en même temps
deux opérations indépendantes de chaque main, dépassant du coup de 100 % la
norme fixée par les SS. « Dieu du Ciel, une des salamandres de Čapek
est déjà arrivée à l’Ouest ! Malheur à nous s’il y en a bientôt des
millions ! » remarqua Milena, bouleversée.
*
À Buchholz, où Milena et Schaffgotsch avaient passé presque
un an, ils avaient vécu comme sur une île. Ils faisaient partie l’un et l’autre
du cercle intime de la famille Rühle et les amis de Milena associaient tout
naturellement Schaffgotsch à cette amitié. Toutes les nouvelles connaissances, ils
les faisaient ensemble. Ils s’intéressaient aux mêmes choses et Schaffgotsch
prenait sa part, cela allait de soi, au travail journalistique de Milena. Ils
menaient une vie bien remplie, ils formaient un tout.
Lorsqu’ils arrivèrent à Prague, tout changea du jour au
lendemain. Milena retournait dans son pays auprès de ses vieux amis et
Schaffgotsch arrivait dans une ville inconnue, auprès d’étrangers. Il n’avait
ni la force ni la capacité de s’affirmer dans ce nouvel environnement, de
trouver son autonomie ; il devint une sorte de poids mort à la traîne de
Milena, il la suivait comme son ombre. Il était toujours à sa recherche dans un
café ou dans un autre ; du coup, les écrivains qui y avaient leurs
quartiers lui avaient attribué le surnom méprisant de « Où-est-Milena ? ».
Milena, qui aimait Schaffgotsch, fit jouer toutes ses
relations pour lui procurer un travail. En vain. Plus elle s’occupait de lui, et
plus il mettait de véhémence à la rendre responsable de ses échecs. Ils
commencèrent à se faire souffrir l’un
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