Milena
là. Elle n’hésita pas une seconde, lui porta assistance, le défendant, de
surcroît, contre la colère des passants qui s’étaient rassemblés autour de lui.
Elle ne bougea pas d’un pouce tant qu’une ambulance ne fut pas là pour l’emporter.
Il allait de soi pour Milena que c’est ainsi qu’il fallait se conduire, et un
tel comportement ne dépendait en rien de la sympathie ou de l’antipathie qu’elle
pouvait ressentir à l’égard de la personne en question.
Milena était la rédactrice de la page destinée aux femmes de Národní Listy ; elle y parlait, entre autres choses, de décoration
intérieure et, toujours, de mode. Elle publia à cette époque aux éditions Topic
une brochure intitulée Faisons nos vêtements nous-mêmes. Ses articles
sur la mode étaient très particuliers. Kafka s’en amuse dans l’une de ses
lettres ; il écrit :
« … Je me fais l’impression [en lisant un tel article] d’un
géant qui empêche, en écartant les bras, le public d’arriver jusqu’à toi (il y
a du mal, il doit contenir la foule, mais en même temps, il ne veut perdre
aucun de tes mots, aucun de tes moindres regards) ; le public, ce public
qui n’en demeure pas moins, probablement, un parangon de stupidité, une race
toquée, et qui plus est, femelle, qui crie peut-être : “Où est la mode ?
Quand va-t-on nous montrer la mode ? Nous n’avons vu jusqu’à présent que
Milena [38] .” »
Voici, à titre d’exemple, l’un de ces articles de mode :
« La plus grande beauté de l’homme, c’est l’harmonie. Je
n’entends par là rien d’extérieur. J’entends l’harmonie qui rayonne de l’intérieur,
une certaine pondération et un certain équilibre des traits positifs et
négatifs en un tout unique et original. Regardons par exemple un chat : c’est
quelque chose d’absolument parfait, et pourtant, le chat n’est en rien “parfait”.
Il ne sait ni voler ni aboyer, ni parler ni compter et il y a, je crois, encore
beaucoup d’autres choses qu’il ne sait pas faire. Mais tout ce qu’il sait faire,
il le fait parfaitement et il ne lui viendrait jamais à l’esprit de s’essayer à
quelque chose qu’il ne sait pas – danser, par exemple. Il y a aussi des gens
chez qui tout est parfait et en absolue harmonie, qui se dominent tellement, possèdent
tant de naturel, de sens critique par rapport à eux-mêmes qu’ils ne font jamais
rien dont ils ne sont pas capables. C’est pourquoi ils ne sont jamais laids – car
seuls sont laids la maladresse, le ridicule et une absurde vanité. Ce type de
personnalité harmonieuse vit toujours en situation d’équilibre et se conduit
toujours à la perfection. Il s’agit là parfois d’une attitude consciente, à
laquelle on s’est contraint ; dans d’autres cas, il s’agit d’un don de la
nature. Ce type de personnalité agit avec l’assurance de ceux qui savent qu’ils
se conduisent convenablement en toutes choses. Ils parlent correctement, agissent
correctement, se comportent correctement et s’habillent correctement. Peut-être
n’ont-ils jamais vu de leur vie un journal de mode et n’ont-ils ni le temps ni
l’argent nécessaire pour s’occuper de semblables questions. Mais un ordre
conscient règne dans leur être intime et c’est pourquoi ils savent ce qu’ils
veulent et savent ce qu’il est bon de vouloir…
« Tout ce que fait l’individu exprime ce qu’il a acquis
spirituellement et intellectuellement. Son extérieur, mais aussi ses mouvements,
sa façon de porter ses vêtements, de poser ses pieds ; sa façon de rire, comme
de serrer la main à quelqu’un ; tout cela provient d’une seule et même
source, du noble royaume de la vie intérieure. L’habit ne fait pas le moine – mais
combien de gens en sont-ils à attendre, en cet après-guerre, que l’habit les
définisse ? Y sont-ils parvenus ? On pourrait presque dire que les
vêtements dévoilent les gens davantage qu’ils ne les voilent. Mais une chose
est sûre : une véritable personne de valeur ne perd rien à être
maladroitement habillée, même si bien des choses, dans sa vêture, ne sont pas
conformes à “ce qui est convenable”. Ce qu’elle a d’original et d’authentique
est suffisamment fort pour qu’elle soit beaucoup plus belle qu’une personne qui
porte des vêtements d’une façon consciemment et fâcheusement “convenable”. Ceci
ne signifie en aucun cas que l’extérieur soit dépourvu d’importance,
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