Milena
Milena
quitta le sanatorium et revient à la maison avec son enfant, la petite Honza. Tant
qu’elle était restée clouée sur son lit, vivant dans l’espoir d’un complet
rétablissement, elle n’avait pas pris conscience de la gravité du coup que lui
avait infligé le sort. Ce n’est que lorsqu’elle se remit à prendre part à l’existence,
appuyée sur des béquilles, qu’elle comprit (et que les autres constatèrent) qu’elle
n’avait plus rien de commun avec la Milena d’avant, ni intérieurement ni
extérieurement. Elle était morphinomane. À l’hôpital, on l’avait longtemps
tenue sous morphine pour atténuer ses souffrances et, dorénavant, elle ne
pouvait plus s’en passer. Elle était invalide. Avant sa maladie, l’élégance de
sa démarche séduisait tous ceux qui la regardaient, et dorénavant, elle se
déplaçait en boitant lourdement. L’un de ses genoux était demeuré raide et
déformé. Elle était auparavant mince et élancée, avait un visage délicat et
menu ; elle était désormais bouffie, grosse, difforme. Milena ne manqua
pas de se rendre compte de cette transformation et elle perdit, dès lors, toute
assurance féminine.
Dix ans plus tard encore, à Ravensbrück, elle soupirait, évoquant
ces temps de grande amertume : « Allons donc, ceux qui sont en bonne
santé n’ont aucune idée des tourments qu’endurent les infirmes ! Même en
rêve, je ne m’étais encore jamais vue affligée d’une jambe raide… » Elle
percevait la maladie, avec toutes ses conséquences, comme le prix à payer, une
punition pour les années de bonheur inaltéré qu’elle avait connues avec Jaromir.
« Tout se paie… », disait-elle.
Un jour, au camp, nous passions devant la baraque des
Tziganes ; des échos de leurs chansons sentimentales nous parvinrent. Je m’arrêtai,
voulant écouter, mais Milena m’entraîna, disant avec une grossièreté
inaccoutumée, d’une manière presque hystérique, même : « Je déteste
la musique tzigane ! Je ne peux pas, je ne veux pas l’entendre ! Chaque
fois que j’en entends, cela me rappelle un horrible souvenir : un jour, Jaromir
et moi, nous entendîmes parler des effets miraculeux des eaux de Pistyan et un
médecin nous dit qu’il pensait qu’il était possible qu’une cure de bains de
boue rende sa flexibilité à ma jambe. Nous nous y rendîmes, et c’est alors que
commencèrent les tourments. Après chaque bain, on tentait de me plier le genou
sur une “chaise d’extension”. J’éprouvais alors des douleurs absolument
indescriptibles. Pas seulement pendant que l’on me faisait subir ce traitement,
mais après aussi, sans rémission, jour et nuit. Pour calmer ces douleurs, il me
fallait toujours plus de morphine. Jaromir, contraint d’en acheter, était au
désespoir, ne sachant plus à quel saint se vouer. Je commençai à me mépriser
jusqu’au tréfonds de moi-même. Qu’était donc devenue ma force ? Qu’étais-je
devenue ? Mobilisant ma volonté tout entière, je dis un soir à Jaromir :
“À partir de maintenant, je ne prendrai plus jamais de morphine. Tu ne dois
plus rien me donner, tu dois m’aider à cesser d’en prendre !”
« Ni lui ni moi n’avions la moindre idée de ce qui peut
se passer lorsqu’un morphinomane se trouve brusquement privé de sa drogue. Une douleur
sauvage me submergea, m’envahit entièrement, toutes les fonctions de mon
organisme se trouvèrent sens dessus dessous. J’étais là à me retourner en tous
sens dans mon lit et tous les soirs, jusqu’à une heure avancée de la nuit, j’entendais
l’orchestre de Tziganes qui jouait à l’hôtel, en dessous de moi. J’en devenais
folle. Ces mélodies infernales ne faisaient qu’accroître ma fureur. Un jour, je
sortis de mon demi-sommeil, en pleine confusion, et cherchai Jaromir. Il n’était
pas là mais, près de la petite lampe posée sur la table de nuit, il y avait un
revolver… Voilà donc où nous en étions. Jaromir n’en pouvait plus, il ne
pouvait plus me supporter, il m’indiquait donc le mieux qu’il me restait à
faire… Je me mis à pleurer, totalement désemparée, et, en bas, les violons des
Tziganes continuaient à sangloter… » Milena se tut un instant, puis, un
peu plus calme, elle ajouta : « Depuis longtemps déjà, lorsque je
repense à cette scène atroce, je me dis qu’il est possible que j’aie eu une
sorte d’hallucination, qu’il n’y ait pas eu le moindre revolver. Mais,
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