Milena
– ce qui valut à son appartement d’être baptisé « les jardins
suspendus de Milena ». Au début, ce qui caractérisait cet appartement, c’étaient
surtout les vides béants qu’on y rencontrait partout car Milena manquait d’argent
pour acheter des meubles ; il n’y avait, dans les immenses pièces, qu’un
lit d’enfant, un matelas, quelques chaises et quelques caisses de bois. Mais, peu
à peu, les « jardins suspendus » devinrent une demeure moderne modèle.
C’est à cette époque à peu près, ou peut-être dès après le
départ de Krejcar pour Moscou, que le parti communiste chargea Milena de s’occuper
d’un de ses membres qui était malade. Ceux qui lui avaient confié cette mission
n’étaient pas animés par de simples sentiments humanitaires : le malade
était soupçonné d’être trotskiste et l’on espérait que Milena le regagnerait au
Parti. Elle le trouva dans une sorte de cave obscure, désemparé, émacié. Elle n’eut
dès lors qu’une idée en tête : faire tout ce qui serait à la mesure de ses
forces pour l’aider à se rétablir. Les seuls sentiments dont elle était animée
à son égard étaient le souci, le sentiment de responsabilité que pouvaient lui
inspirer un être qui souffrait. Elle oublia dès le premier jour la mission que
lui avait confiée le Parti. C’est alors que se produisit la chose à laquelle
elle s’attendait le moins : le malade tomba amoureux d’elle, non seulement
fasciné par sa personnalité, mais succombant aussi à son charme féminin. Milena
osait à peine y croire : elle se considérait comme une femme laide, une
infirme, qu’aucun homme ne pourrait plus jamais désirer. Cet amour, auquel elle
répondit bientôt, lui rendit l’assurance féminine qu’elle avait perdue depuis
des années. Ce n’est qu’alors qu’elle trouva la force de surmonter la dépression
et le désarroi dont elle avait souffert depuis sa maladie. Elle s’ouvrait à
nouveau à l’existence, était de nouveau « maman Milena », celle qui
donne. Elle était aux petits soins pour lui, une nouvelle fois son dévouement
ne connaissait plus de bornes, une nouvelle fois elle commença à orienter l’existence
de celui qu’elle aimait. Grâce à ses soins, son ami recouvra la santé, retrouva
la force d’effectuer un travail qui lui convienne, le satisfasse et lui rende
goût à la vie.
L’épisode de l’engagement communiste de Milena fut
relativement bref. Elle était, de par sa nature, assez peu réceptive aux
illusions politiques, il lui était dès lors d’autant plus facile de s’en
libérer. Ce n’est que parce qu’elle se trouvait dans un état de désarroi et de
faiblesse qu’elle avait eu besoin de l’assistance d’une religion temporelle et
qu’une pensée politique où les désirs remplaçaient les réalités avait pu paralyser
ses facultés critiques. Elle avait, au reste, échappé à la dégénérescence qui
frappe les révolutionnaires professionnels, le besoin d’exercer librement son
métier de journaliste ayant sans doute pesé d’un poids décisif. Pourtant, ce n’est
pas d’un cœur léger qu’elle rompit avec le communisme, elle hésita longtemps
avant de franchir le dernier pas. Comme je l’ai déjà dit, ce fut le premier
grand procès mis en scène par Staline contre Zinoviev et ses camarades qui l’y
poussa. C’était pendant l’été 1936. Milena se fit exclure du Parti avec
quelques amis.
Contrairement à nombre d’autres communistes, elle ne fut en
rien brisée par son exclusion du Parti, elle n’avait pas à déplorer la perte d’un
« dieu ». Tout au contraire, elle se sentit – en bonne individualiste
qu’elle était – délivrée ; c’est avec un profond soupir de soulagement qu’elle
s’était libérée de la contrainte que faisait peser le Parti sur elle. Elle
reconquit rapidement ses facultés créatrices, et grâce à son expérience de la
vie politique, où elle s’était immergée avec toute son intelligence au cours
des cinq années précédentes, elle devint rapidement une journaliste politique
de renom.
Il en fut autrement pour un certain nombre de ses amis qui
avaient quitté le Parti en même temps qu’elle. Avec leur exclusion, c’était
toute leur vie qui s’effondrait. Succombaient tout particulièrement à ce
sentiment ceux qui avaient vécu, pensé et travaillé exclusivement dans le cadre
étroit du Parti. Il leur fut bien difficile de retrouver leur chemin,
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